Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0658

Louis Conard (Volume 4p. 398-399).

658. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 8 septembre 1860.

J’ai reçu, mardi matin votre lettre du 1er  septembre. Elle m’a désolé en y voyant l’expression de tous vos chagrins. Par-dessus vos souffrances intimes, des malheurs extérieurs vous assiègent, puisque vous vous apercevez de l’ingratitude et de l’égoïsme de vos obligés. Il faut vous dire que cela est toujours ; mince consolation, il est vrai. Mais la conviction que la pluie mouille et que les serpents à sonnettes sont dangereux doit contribuer à nous faire supporter ces misères. Pourquoi cela est-il ? Ici, nous empiétons sur Dieu ! Tâchons d’oublier le mal, tournons-nous du côté du soleil et des bons. Si un mauvais cœur vous blesse, tâchez de vous en rappeler un noble et noyez-vous dans son souvenir. Mais la sympathie des idées vous manque absolument, me direz-vous. C’est pourquoi vous auriez dû habiter Paris. On trouve toujours dans cette ville-là des gens à qui causer. Vous n’étiez pas faite pour la province. Dans un autre milieu, j’en ai la conviction, vous eussiez moins souffert. Chaque âme a une atmosphère différente. Vous devez horriblement souffrir de tous les cancans, médisances, calomnies, jalousies et autres petitesses qui composent exclusivement la vie des bourgeois dans les petites villes. Tout cela existe bien à Paris, mais d’une autre manière, d’une manière moins directe et moins irritante.

Il en est temps encore, prenez une bonne résolution. Ne continuez pas à mourir sur pied comme vous faites. Arrachez-vous de là. Voyagez ! Vous mourrez en route, croyez-vous, eh bien ! qu’importe ! Non ! d’abord, je vous réponds que vous vous porterez mieux, physiquement et moralement. Vous auriez besoin d’un maître quelconque qui vous ordonnât de partir, vous y forçât ! Je vous connais, comme si j’étais près de vous depuis vingt ans. C’est peut-être une présomption de ma part, ou l’excès de la sympathie que j’ai pour vous.

Je vous assure que je vous aime beaucoup et que je voudrais vous savoir, sinon heureuse, du moins tranquille. Mais il n’est pas possible d’avoir la moindre sérénité avec l’habitude que vous avez de creuser incessamment les plus grands mystères. Vous vous tuez le corps et l’âme à vouloir concilier deux choses contradictoires : la religion et la philosophie. Le libéralisme de votre esprit se cabre contre les vieilleries du dogme, et votre mysticisme naturel s’effarouche des conséquences extrêmes où la raison vous conduit. Tâchez de vous cramponner à la science, à la science pure ; aimez les faits pour eux-mêmes. Étudiez les idées comme les naturalistes étudient les mouches. La contemplation peut être pleine de tendresses. Les muses ont la poitrine pleine de lait. Ce liquide-là est la boisson des forts. Et, encore une fois, sortez du milieu où vous étouffez. Partez à l’instant, tout de suite, comme si votre maison brûlait.

Pensez à moi quelquefois et croyez toujours à mon affection bien sincère.