Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0657

Louis Conard (Volume 4p. 396-397).

657. À AMÉDÉE POMMIER[1].
Croisset, 8 septembre 1860.

Vous devez me considérer, monsieur, comme le dernier des goujats. Mais depuis le mois d’avril j’étais absent de Paris. C’est il y a huit jours seulement que j’ai trouvé chez moi votre volume. Donc agréez d’abord toutes mes excuses, puis mes remerciements.

Vous m’avez d’ailleurs écrit, à propos de la Bovary, une lettre qui a « chatouillé de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse ». La nouvelle marque de sympathie que vous me donnez en me dédiant une pièce m’a été très douce, je vous assure.

Vos Colifichets sont des joyaux. Je me suis rué dessus. J’ai lu le volume tout d’une haleine. Je l’ai relu. Il reste sur ma table pour longtemps encore. Partout j’ai retrouvé l’exquis écrivain des Crâneries, des Océanides et de l’Enfer. Je vous connais et depuis longtemps je vous étudie. Il n’est guère possible d’aimer le style sans faire de vos œuvres le plus grand cas. Quelles rimes ! quelle variété de tournures ! quelles surprises d’images ! C’est à la fois clair et dense comme du diamant. Vous me semblez un classique dans la meilleure acception du mot.

Il va sans dire que la page 8[2], tout d’abord, m’a séduit, et mon émerveillement n’a pas ensuite faibli. J’aime autant les petites pièces que les grandes. Est-ce une vanité ? Mais je crois comprendre tout le mérite du Voyageur et de Blaise et Rose. Il faut être fort comme un Cabire pour avoir de ces légèretés-là. Vous m’avez fait rêver délicieusement avec l’Égoïste et la Chine. Le Géant m’a « transporté d’enthousiasme ». L’expression, quoique banale, n’est pas trop forte ; je la maintiens.

Les œuvres d’art qui me plaisent par-dessus toutes les autres sont celles où l’art excède. J’aime dans la peinture, la Peinture ; dans les vers, le Vers. Or, s’il fut un artiste au monde, c’est vous. Tour à tour, vous êtes abondant comme une cataracte et vif comme un oiseau. Les phrases découlent de votre sujet naturellement et sans que jamais on voie le dessous. Cela étincelle et chante, reluit, bruit et résiste.

Combien n’avez-vous pas de ces vers tout d’une pièce, de ces vers où l’idée se trouve si bien prise dans la forme qu’elle en demeure inséparable :

Sa toque de velours descendait jusqu’aux yeux…
Qui tombait sur la main et jusqu’au bout des doigts…

Je ne cite que ces deux-là, pris au hasard, pour vous montrer ce que je veux dire.

Je vous aime encore parce que vous n’appartenez à aucune boutique, à aucune église, parce qu’il n’est question, dans votre volume, ni du problème social, ni des bases, etc.

Et je serre cordialement et respectueusement la main qui écrit de pareilles choses, en me disant, monsieur, votre tout dévoué.


  1. Poète étrange, né à Meursault en 1804, mort à Paris en 1877.
  2. Strophes contre les académies et les amateurs de faux art.