Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0647

Louis Conard (Volume 4p. 381-383).

647. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, 4 juillet 1860.

Sais-tu que je commençais à être inquiet de ta seigneurie ? Enfin, ta lettre est advenue et je vois que tout se passe admirablement. Tant mieux !

Eh bien, mon bon, qu’en dis-tu de cette Méditerranée et de cette Afrique ? Te f…-tu suffisamment d’azur dans l’œil et d’air dans le ventre ? Admires-tu les dromadaires ? Et gamahuches-tu les c… sans poils, jolie variété des artifices donnés au pourpris de Vénus.

Il me semble te voir dans ton costume ! Ah ! vieux gredin, comme je t’envie et que je voudrais être à tes côtés. Mais permets-moi de te donner un conseil de bourgeois, tiré de ma profonde pratique des voyages. Tu t’amuses maintenant énormément. Et plus tu iras, plus ça augmentera. Donc, ménage ton argent. J’ai passé par là et je sais quelles fureurs on éprouve quand on aperçoit le fond de sa bourse et qu’il faut s’en retourner. Crois-moi, mon vieux, vis moins bien pour voyager plus longtemps. À peine revenu, tu éprouveras des remords. Le mot est faible.

Et crève-toi les yeux à force de regarder sans songer à aucun livre (c’est la bonne manière). Au lieu d’un, il en viendra dix, quand tu seras chez toi, à Paris. Quand on voit les choses dans un but, on ne voit qu’un côté des choses.

Je te plains de l’ennui que tu subiras à ton retour. La maladie des voyages t’empoignera. C’est comme le macaroni et l’amour ignoble, il faut en prendre l’habitude avant d’en avoir le goût.

Tu seras aussi tout étonné d’aimer les femmes d’une autre manière ; leur ton d’égalité te choquera. Tu regretteras ces amours silencieux où les âmes seules se parlent, ces tendresses sans paroles, ces passivités de bête où se dilate l’orgueil viril. Don Juan a beau être gentil, le grand turc me fait envie.

Je repousse absolument l’idée que tu as d’écrire ton voyage : 1o parce que c’est facile ; 2o parce qu’un roman vaut mieux. As-tu besoin de prouver que tu sais faire des descriptions ? Et Sylvie, que devient-elle au milieu des burnous ?

Quant à moi, je suis bientôt au milieu de mon chapitre viii (La bataille du Macar).

Je viens de lire un livre sur le magnétisme. Dans six semaines, j’irai à Paris pour une quinzaine de jours. Le sieur Bouilhet était ici la semaine dernière. Voilà toutes les nouvelles.

Ce n’est pas une petite besogne que la narration et description d’une bataille antique, car on retombe dans l’éternelle bataille épique qu’ont faite, d’après des traductions d’Homère, tous les écrivains nobles. Il n’est sorte de couillonnade que je ne côtoie dans ce sacré bouquin. J’aurai un joli poids de moins sur la conscience quand il sera fini. Que ne suis-je seulement à la fin de mon dixième chapitre, qui sera celui où l’on f…a.

Pendant que tu t’étales au soleil comme un lézard, nous continuons à jouir de ce joli été que tu connais. Depuis trois jours seulement je ne fais plus de feu. Ah ! vieux bougre, comme je voudrais m’en aller avec toi, côte à côte, jusqu’à Tuggurt. Tu vas voir que tous les dangers vont s’enfuir devant toi comme de la fumée et il en sera de même pour l’espace. Une fois revenu, tu croiras n’avoir pas dépassé les Batignolles.

Je ne sais, de Paris, pas la moindre chose, et ne m’en soucie.

Je n’exige nullement que tu m’écrives souvent, car rien n’est assommant, en voyage, comme d’écrire. Néanmoins, quand tu voudras m’envoyer ta signature précédée de ces simples mots : « Je me porte bien », tu me seras moult agréable.

Adieu, vieux, toute ma maisonnée te souhaite plaisir et bonne santé.

Amuse-toi pendant que tu y es. Les jours de pluie et d’em… reviendront assez tôt.

Re-adieu et je te re-embrasse.