Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0626

Louis Conard (Volume 4p. 350-353).

626. À MADEMOISELLE AMÉLIE BOSQUET[1].
Mercredi matin [novembre ou décembre 1859].

Vous vous êtes trompée sur le sens de ma dernière lettre, et j’ai été sans doute trop loin dans mes reproches puisque vous me faites des excuses. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la réparation m’a fait plus que de plaisir que l’offense ne m’avait fait de mal ; il n’y a que les femmes pour blesser et caresser ! Que nous avons la main lourde à côté d’elles !

Ma liaison avec Mme Colet ne [m’a] pas laissé aucune blessure dans l’acception sentimentale et profonde du mot ; c’est plutôt le souvenir (et encore maintenant la sensation) d’une irritation très longue. Son livre[2] a été le bouquet final de la chose. Joignez à cela les commentaires, questions, plaisanteries, allusions, dont je suis l’objet depuis la publication de ladite œuvre. Quand j’ai vu que vous aussi, vous vous en mêliez, j’ai un peu perdu patience, je l’avoue, parce qu’en public je fais bonne figure, comprenez-vous ? N’allez pas croire que je vous en veuille, non, je vous embrasse très tendrement pour les gentilles choses que vous me dites. Voilà le vrai.

Pourquoi aussi plaisantiez-vous ? pourquoi faisiez-vous comme les autres, car on a sur moi une opinion toute faite et que rien ne déracinera (je ne cherche pas, il est vrai, à détromper le monde), à savoir : que je n’ai aucun espèce de sentiment, que je suis un farceur, un coureur de filles (une sorte de Paul de Kock romantique ?), quelque chose entre le Bohème et le Pédant ; quelques-uns prétendent même que j’ai l’air d’un ivrogne, etc., etc.

Je ne crois être, cependant, ni un hypocrite ni un poseur. N’importe ! on se méprend toujours sur moi. À qui la faute ? à moi sans doute ? Je suis plus élégiaque qu’on ne croit, mais je porte la pénitence de mes cinq pieds huit pouces et de ma figure rougeaude.

Je suis encore timide comme un adolescent et capable de conserver dans des tiroirs des bouquets fanés. J’ai, dans ma jeunesse, démesurément aimé, aimé sans retour, profondément, silencieusement. Nuits passées à regarder la lune, projets d’enlèvement et de voyages en Italie, rêves de gloire pour elle, tortures du corps et de l’âme, spasmes à l’odeur d’une épaule, et pâleurs subites sous un regard, j’ai connu tout cela, et très bien connu. Chacun de nous a dans le cœur une chambre royale ; je l’ai murée, mais elle n’est pas détruite.

On a parlé à satiété de la prostitution des femmes, on n’a pas dit un mot sur celle des hommes. J’ai connu le supplice des filles de joie, et tout homme qui a aimé longtemps et qui voulait ne plus aimer l’a connu, etc.

Et puis, il arrive un âge où l’on a peur, peur de tout, d’une liaison, d’une entrave, d’un dérangement ; on a tout à la fois soif et épouvante du bonheur. Est-ce vrai ?

Il serait pourtant si facile de passer la vie d’une manière tolérable ! Mais on cherche les sentiments tranchés, excessifs, exclusifs, tandis que le complexe, le grisâtre est seul praticable. Nos grands-pères, et surtout nos grand’mères, avaient plus de sens que nous, n’est-ce pas ?

Il me semble que notre petite dissension nous a faits encore meilleurs amis qu’auparavant. Est-ce une illusion ? non ! vous avez compris que j’étais plus sérieux que je n’en ai l’air, et je vous ai trouvée très bonne. Aussi je vous serre les mains très longuement.

À vous.

Parlez-moi de vous quand vous n’aurez rien de mieux à faire. Travaillez le plus possible, c’est encore le meilleur ! La morale de Candide « il faut cultiver notre jardin » doit être celle des gens comme nous, de ceux qui n’ont pas trouvé. Trouve-t-on jamais d’ailleurs ? et quand on a trouvé, on cherche autre chose.


  1. Les autographes des lettres de Flaubert à Mlle Amélie Bosquet, sa compatriote, ont été donnés par celles-ci, en 1892, à la Bibliothèque municipale de Rouen. Malheureusement, ils ne sont pas datés, ni classés, et il est souvent fort difficile de leur assigner un rang chronologique précis. À ce dossier, est jointe une note manuscrite de Mlle Bosquet que je crois utile de reproduire, parce qu’elle complétera, avec les lettres elles-mêmes, et les notes que j’y ai ajoutées, ce qu’il faut savoir des relations du maître avec sa correspondante :

    « Malgré ce qu’il y a d’un peu épris dans les lettres que G. Flaubert m’a adressées et leur liberté d’expression, à vrai dire, il ne m’a jamais, suivant la vieille expression, « fait la cour », et je n’ai jamais désiré qu’il me la fît. En outre, tous ses amis savent que du jour où il s’est livré entièrement à la vie littéraire, à partir de la publication de Madame Bovary, il eût redouté, jusqu’au point le plus extrême, tout lien qui eût mis une entrave à son travail. Pourtant, nos conversations étaient fort animées, et il nous est arrivé bien des fois de causer deux ou trois heures en tête à tête. Mais l’ivresse qui s’emparait alors de nous était toute intellectuelle, et si je juge de ce qui se passait en lui par ce que j’éprouvais moi-même, je dirai que cette flamme qui nous montait au cerveau absorbait complètement toutes les puissances de notre être. » (Note de M. René Descharmes, édition Santandréa).

  2. Lui.