Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0625

Louis Conard (Volume 4p. 348-349).

625. À ERNEST FEYDEAU.
Nuit de mardi, Croisset [29-30 novembre 1859].

Il est bien tard, mon vieux ; n’importe ! Il faut que je te dise un petit bonjour. Comment vas-tu ? Es-tu un peu moins triste ? Catherine marche-t-elle ? Moi, je suis empêtré dans le temple de Moloch, et ma séance du parlement n’est pas facile à faire !

Il faut être absolument fou pour entreprendre de semblables bouquins ! À chaque ligne, à chaque mot, je surmonte des difficultés dont personne ne me saura gré, et on aura peut-être raison de ne pas m’en savoir gré. Car si mon système est faux, l’œuvre est ratée.

Quelquefois, je me sens épuisé et las jusque dans la moelle des os, et je pense à la mort avec avidité, comme un terme à toutes ces angoisses. Puis ça remonte tout doucement. Je me re-exalte et je retombe — toujours ainsi !

Quand on lira Salammbô, on ne pensera pas, j’espère, à l’auteur ! Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage ! C’est là une thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a poussé.

Si je n’avais pas ma mère, je partirais maintenant pour la Chine. L’occasion m’en serait facile.

Je viens de lire ce soir la Femme du père Michelet. Quel vieux radoteur ! Il abuse du bavardage, franchement. Ne te semble-t-il pas, au fond, jaloux de Balzac !

Puisque tu as lu Lui, lis donc Une histoire de soldat. Je t’assure que tu t’amuseras. C’est bien plus beau, parce que je suis au premier plan.

Est-ce que tu vas tous les dimanches soir chez la Présidente ?

C’est une chose étrange, comme je suis attiré par les études médicales (le vent est à cela dans les esprits). J’ai envie de disséquer. Si j’étais plus jeune de dix ans, je m’y mettrais. Il y a à Rouen un homme très fort, le médecin en chef d’un hôpital de fous, qui fait pour des intimes un petit cours très curieux sur l’hystérie, la nymphomanie, etc. Je n’ai pas le temps d’y aller et voilà longtemps que je médite un roman sur la folie, ou plutôt sur la manière dont on devient fou ! J’enrage d’être si long à écrire, d’être pris dans toutes sortes de lectures ou de ratures. La vie est courte et l’Art long ! Et puis, à quoi bon ? N’importe, « il faut cultiver notre jardin ». La veille de sa mort, Socrate priait, dans sa prison, je ne sais quel musicien de lui enseigner un air sur la lyre : « À quoi bon, dit l’autre, puisque tu vas mourir ? — À le savoir avant de mourir », répondit Socrate. Voilà une des choses les plus hautes en morale que je connaisse et j’aimerais mieux l’avoir dite que d’avoir pris Sébastopol.

Je ne vois personne. Je ne lis aucun journal. Je ne sais pas du tout ce qui se passe dans le monde.

Adieu mon pauvre vieux, je t’embrasse.