Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0612

Louis Conard (Volume 4p. 325-328).

612. À ERNEST FEYDEAU.
Dimanche [21 août 1859].

Non, mon cher vieux, pas du tout. Je vais très bien et n’ai rien à te dire, si ce n’est que tu es fort gentil.

Décidément je travaille assez raide cet été. Mon VIe chapitre va bientôt arriver au milieu ; dans un an la fin s’apercevra.

Tu m’as l’air assez triste ? Prends garde à ton estomac. Ne travaille pas trop la nuit ; ça éreinte quoi que nous disions et ménage un peu ta tonnerre de Dieu de…

Tu me parais chérir la mère Sand. Je la trouve personnellement une femme charmante. Quant à ses doctrines, s’en méfier d’après ses œuvres. J’ai, il y a quinze jours, relu Lélia. Lis-le ! Je t’en supplie, relis-moi ça !

Quant à la veuve Colet, elle a des projets, je ne sais lesquels. Mais elle a des projets. Celle-là, je la connais à fond. Ce qu’elle a dit de bien sur Fanny a un but. Tu lui as écrit, elle t’invitera à venir la voir. Vas-y, mais sois sur tes gardes. C’est une créature pernicieuse. Quand tu voudras te foutre une bosse de rire, lis d’elle Une histoire de soldat — c’est un roman (format Charpentier), publié dans le Moniteur, ce qui est plus farce. Tu reconnaîtras là ton ami sous les couleurs odieuses[1] dont on a voulu le noircir. Et ce n’est pas tout, j’ai servi de sujet à une comédie inédite et à quantité de pièces détachées. Tout cela parce que ma pièce s’était détachée d’elle ! (Et d’un !)

Quant à mon biographe anonyme, que veux-tu que je t’envoie pour lui être agréable ? Je n’ai aucune biographie. Communique-lui, de ton cru, tout ce qui te fera plaisir. On ne peut plus vivre maintenant ! Du moment qu’on est artiste, il faut que messieurs les épiciers, vérificateurs d’enregistrement, commis de la douane, bottiers en chambre et autres s’amusent sur votre compte personnel ! Il y a des gens pour leur apprendre que vous êtes brun ou blond, facétieux ou mélancolique, âgé de tant de printemps, enclin à la boisson, ou amateur d’harmonica. Je pense, au contraire, que l’écrivain ne doit laisser de lui que ses œuvres. Sa vie importe peu. Arrière la guenille !

Est-ce beau, la croix d’Albéric Second ! Doit-il être content ! Quant au père Dennery, c’est un grand homme, comme filateur de coton. Voilà, mon cher monsieur, la mesure des gloires humaines.

J’ai vu Bouilhet, lundi soir (il était venu à Rouen pour dîner chez mon frère qui est décoré mêmement). Mais celui-ci est bien calme, et cet honneur qui doit faire des jaloux, lesquels se vengeront à sa prochaine pièce, ne lui monte guère à la tête.

Ton volume me paraît une chose corsée, décidément.

Jusqu’à jeudi, je suis complètement seul. J’en vais profiter pour avancer dans ma besogne, car je travaille mieux dans la solitude absolue. Puis, nous aurons en septembre un tas de monde !!!

Je suis désolé d’apprendre que ta pauvre femme ne va pas mieux.

Adieu, mon brave, je t’embrasse.

Après mille réflexions, j’ai envie d’inventer une autobiographie chouette, afin de donner de moi une bonne opinion :

1o  Dès l’âge le plus tendre, j’ai dit tous les mots célèbres dans l’histoire : nous combattrons à l’ombre — retire-toi de mon soleil — quand vous aurez perdu vos enseignes et guidons — frappe, mais écoute, etc. ;

2o  J’étais si beau que les bonnes d’enfant me m… à s’en décrocher les épaules… et la duchesse de Berry fit arrêter son carrosse pour me baiser (historique) ;

3o  J’annonçai une intelligence démesurée. Avant dix ans, je savais les langues orientales et lisais la Mécanique céleste de Laplace ;

4o  J’ai sauvé des incendies xlviii personnes ;

5o  Par défi, j’ai mangé un jour xv aloyaux, et je peux encore, sans me gêner, boire 72 décalitres d’eau-de-vie ;

6o  J’ai tué en duel trente carabiniers. Un jour nous étions trois, ils étaient dix mille. Nous leur avons f… une pile !

7o  J’ai fatigué le harem du grand turc. Toutes les sultanes, en m’apercevant, disaient : Ah ! qu’il est beau ! Taïeb ! Zeb Ketir !

8o  Je me glisse dans la cabane du pauvre et dans la mansarde de l’ouvrier pour soulager des misères inconnues. Là, je vois un vieillard… ici une jeune fille, etc. (finis le mouvement), et je sème l’or à pleines mains ;

9o  J’ai huit cent mille livres de rentes. Je donne des fêtes ;

10o Tous les éditeurs s’arrachent mes manuscrits ; sans cesse je suis assailli par les avances des cours du Nord ;

11o Je sais le « secret des cabinets » ;

12o (et dernier). Je suis religieux !!! J’exige que mes domestiques communient.


  1. Flaubert y est désigné sous le nom de Léonce.