Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0609

Louis Conard (Volume 4p. 319-321).

609. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
[Rouen, 15 juin 1859.]

Enfin ! c’est moi ! Comme il y a longtemps que je n’ai causé avec vous ! Je me promets ce plaisir tous les matins et je l’ajourne tous les soirs ; car, lorsque ma journée est finie, je me trouve aussi brisé que si j’avais cassé du caillou sur la grande route. Je travaille beaucoup cet été et je n’avance guère ; c’est un ouvrage très long et fort difficile. Je dirai plus : il faut être à moitié fou pour l’entreprendre.

Vous me demandez quand je l’aurai fini ? Je commence mon cinquième chapitre ; le livre entier en aura quinze ; vous voyez où j’en suis ! Enfin (manquée ou réussie) ce sera, je l’espère, une tentative honorable. Tout est là : il faut faire ce qu’on juge bien dans la vie et ce qu’on croit beau dans l’Art.

Mais parlons de vous ! En relisant vos deux dernières lettres (celle du mois d’avril et celle du mois de mai), je suis désolé de vous voir si triste. Pourquoi vous obstinez-vous à vouloir vous confesser puisque cette idée seule vous trouble et que le confessionnal occasionne vos rechutes ? Soyez donc votre prêtre à vous-même. Devenez stoïque (ou plus chrétienne, si vous voulez) ; détachez-vous de l’idée de votre personne. Toutes les fois que l’on réfléchit sur soi-même, on se trouve malade ; cela est un axiome, soyez-en sûre ! Des gens qui commencent à étudier la médecine se découvrent toutes les infirmités, et quand on s’inquiète du bonheur pur, de son âme, de son corps, de sa vie ou de son salut, comme l’infini est au bout de tout cela, on devient fou. J’y ai passé et j’en puis dire quelque chose.

Oui ! venez à Paris — quand même — et tout de suite ! Il vous faut sortir, voir du monde et des tableaux, entendre de la musique et du bruit. Vous menez une existence détestable, au milieu de souvenirs amers et dans un centre qui vous étouffe. La tristesse de tous vos jours vécus retombe de votre plafond, comme un brouillard ; votre cœur en est noyé !

Mais vous ne voulez pas guérir ! Vous vous inquiétez d’avance de mille petits détails secondaires. Comment me loger ? comment me nourrir ? que ferai-je de ceci ? emporterai-je cela ? etc. Oh ! Comme on tient à ses douleurs ! Avouez-le.

Si j’étais votre médecin, je vous ordonnerais immédiatement le séjour de Paris, et si j’étais votre directeur, je vous interdirais le confessionnal.

Il vous faudrait un travail forcé, quelque chose de difficile et d’obligatoire à exécuter tous les jours. Vous me dites que vous écrivez votre vie ; cela est bien. Mais j’ai peur que cette besogne ne vous soit funeste. Vous rouvrez vos plaies pour les regarder ; j’aimerais mieux, à votre place, écrire l’histoire d’une autre. L’analyse d’une individualité étrangère vous écarterait de la vôtre.

J’ai vu, dans les derniers temps de mon séjour à Paris, Mme Sand ; j’allais lui parler de vous quand quelqu’un est entré, et je n’y suis pas retourné, car elle n’est restée à Paris que huit jours environ.

Voyons ! que lisez-vous ? connaissez-vous la Question romaine d’abord ? Cela vous intéresserait. C’est un tableau fort exact, quoi qu’on dise. Connaissez-vous les romans de Dickens ? Vous les trouverez peut-être d’un réalisme un peu vulgaire ; mais c’est plein de talent, du plus vrai et du plus fort. Avez-vous lu Daniel, qui m’est dédié ? Qu’en pensez-vous ?

Lisez-donc Marc-Aurèle. J’ai connu des gens qui s’en sont bien trouvés. Je vous baise les deux mains et j’espère vous voir dans six mois à Paris. Mille tendresses et écrivez-moi tant que vous voudrez ; il me semble que le visage d’un ami me sourit quand j’aperçois votre bonne grosse écriture.

À vous.