Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0605

Louis Conard (Volume 4p. 312-315).

605. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 18 février 1859.
Chère Demoiselle,

Mes malles sont faites et je vous écris sur ma table désencombrée de ses livres et de ses paperasses. Demain matin je pars pour Paris où je vais rester trois mois. Mais je ne veux pas m’en aller sans répondre à votre dernière lettre.

Je ne vous ai nullement oubliée quant à votre article, mais il est d’un placement difficile à cause du sujet, qui est peu dans le goût du jour (style journaliste). J’essaierai encore dans l’Artiste, mais j’ai peu d’espoir. Quant à la Presse, je suis en délicatesse avec cette feuille (tout cela entre nous). Ils m’ont refusé un service analogue que je leur demandais et auquel je tenais beaucoup. Voilà la vérité.

Combien votre lettre m’a ému avec la description de votre vieille maison pleine de tableaux de famille. Comme cela fait rêver, les vieux portraits ! Je vous aime pour cet arbre, ce noyer que vous aimez. Pauvre chose que nous ! Comme nous nous attachons aux choses ! C’est surtout quand on voyage que l’on sent profondément la mélancolie de la matière, qui n’est que celle de notre âme projetée sur les objets. Il m’est arrivé d’avoir des larmes aux yeux en quittant tel paysage. Pourquoi ?

C’est une triste histoire que celle de cette jeune fille, votre parente, devenue folle par suite d’idées religieuses, mais c’est une histoire commune. Il faut avoir le tempérament robuste pour monter sur les cimes du mysticisme sans y perdre la tête. Et puis, il y a dans tout cela (chez les femmes surtout) des questions de tempérament qui compliquent la douleur. Ne voyez-vous pas qu’elles sont toutes amoureuses d’Adonis ? C’est l’éternel époux qu’elles demandent. Ascétiques ou libidineuses, elles rêvent l’amour, le grand amour ; et pour les guérir (momentanément du moins) ce n’est pas une idée qu’il leur faut, mais un fait, un homme, un enfant, un amant. Cela vous paraît cynique. Mais ce n’est pas moi qui ai inventé la nature humaine. Je suis convaincu que les appétits matériels les plus furieux se formulent insciemment par des élans d’idéalisme, de même que les extravagances charnelles les plus immondes sont engendrées par le désir pur de l’impossible, l’aspiration éthérée de la souveraine joie. Et d’ailleurs je ne sais (et personne ne sait) ce que veulent dire ces deux mots : âme et corps, où l’une finit, où l’autre commence. Nous sentons des forces et puis c’est tout. Le matérialisme et le spiritualisme pèsent encore trop sur la science de l’homme pour que l’on étudie impartialement tous ces phénomènes. L’anatomie du cœur humain n’est pas encore faite. Comment voulez-vous qu’on le guérisse ? Ce sera l’unique gloire du XIXe siècle que d’avoir commencé ces études. Le sens historique est tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étudier les idées comme des faits, et à disséquer les croyances comme des organismes. Il y a toute une école qui travaille dans l’ombre et qui fera quelque chose, j’en suis sûr.

Lisez-vous les beaux travaux de Renan ? Connaissez-vous les livres de Lanfrey, de Maury ?

Moi, dans ces derniers temps, je suis revenu incidemment à ces études psycho-médicales qui m’avaient tant charmé il y a dix ans, lorsque j’écrivais mon Saint Antoine. À propos de ma Salammbô, je me suis occupé d’hystérie et d’aliénation mentale. Il y a des trésors à découvrir dans tout cela. Mais la vie est courte et l’art est long, presque impossible même lorsqu’on écrit dans une langue usée jusqu’à la corde, vermoulue, affaiblie et qui craque sous le doigt à chaque effort. Que de découragements et d’angoisses cet amour du beau ne donne-t-il pas ? J’ai d’ailleurs entrepris une chose irréalisable. N’importe ; si je fais rêver quelques nobles imaginations, je n’aurai pas perdu mon temps. Je suis à peu près au quart de ma besogne. J’en ai encore pour deux ans.