Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0601

Louis Conard (Volume 4p. 303-305).

601. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, mardi au soir, 11, 1859.

Donne-moi l’adresse de Théo ! Faut-il que je t’envoie sa lettre ? Ou que je l’envoie à Ernesta ? Ou que je la mette ici à la poste ? J’ignore l’adresse d’Ernesta. Si le Théo était en train de revenir, je ne lui écrirais pas, bien entendu. Sais-tu quand nous reverrons ce vieux, vieux toi-même.

J’attends demain le sieur Bouilhet qui doit rester ici une douzaine de jours. Après quoi, je me retrouverai dans ma solitude. Et dans six semaines nos excellences auront la volupté de se contempler mutuellement.

Non ! mon bon ! je n’admets pas que les femmes se connaissent en sentiment. Elles ne le perçoivent jamais que d’une manière personnelle et relative. Ce sont les plus durs et les plus cruels des êtres. « La femme est la désolation du juste. » Cela est un mot de Proudhon. J’admire peu ce monsieur, mais cet aphorisme est une pensée de génie, tout bonnement.

Il ne faut se fier en femmes (en fait de littérature), que pour les choses de délicatesse et de nervosité. Mais tout ce qui est vraiment élevé et haut leur échappe. La condescendance que nous avons pour elles est une des causes de l’abaissement moral où nous gisons aplatis. Tous, nous sommes pour nos mères, nos sœurs, nos filles, nos femmes et nos maîtresses, d’une inconcevable lâcheté. Jamais le téton n’a causé plus de bassesses ! Et l’Église (Catholique, Apostolique et Romaine) a fait preuve du plus haut sens en décrétant le dogme de l’Immaculée Conception. Il résume la vie sentimentale du XIXe siècle. Ce pauvre siècle à scrofules et à pâmoisons, qui a en horreur les choses fortes, les solides nourritures et qui se complaît sur les genoux féminins, comme un enfant malade.

« Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » est un mot qui semble plus beau que tous les mots vantés dans les Histoires. C’est le cri de la Pensée pure, la protestation du cerveau contre la matrice. Et il a cela pour lui qu’il a toujours révolté les idiots.

Le culte de la mère sera une des choses qui fera pouffer de rire les générations futures. Ainsi que notre respect pour l’amour. Cela ira dans le même sac aux ordures que la sensibilité et la nature d’il y a cent ans.

Un seul poète, selon moi, a compris ces charmants animaux, à savoir le maître des maîtres, l’omniscient Shakespeare. Les femmes sont pires ou meilleures que les hommes. Il en a fait des êtres extra-exaltés, mais jamais raisonnables. C’est pour cela que ses figures de femme sont à la fois si idéales et si vraies.

En résumé, ne t’en rapporte jamais à ce qu’elles diront d’un livre. Le tempérament est tout pour elles, l’occasion, la place, l’auteur. Mais savoir si une chose (exquise ou même sublime) détonne, dans un ensemble, non ! nille fois, non !

J’ai vu avec plaisir que la typographie commençait à te puer au nez. C’est selon moi, une des plus sales inventions de l’humanité. J’y ai résisté jusqu’à trente-cinq ans, et dès onze je barbouillais. Un livre est une chose essentiellement organique, cela fait partie de nous-mêmes. Nous nous sommes arrachés du ventre un peu de tripes, que nous servons aux bourgeois. Les gouttes de notre cœur peuvent se voir dans les caractères de notre écriture. Mais une fois imprimé, bonsoir. Cela appartient à tout le monde ! La foule nous passe sur le corps ! C’est de la prostitution au plus haut degré et de la plus vile ! Mais il est reçu que c’est très beau, et que prêter son cul pour dix francs est une infamie. Ainsi soit-il !

On t’embrasse très fort.

Pourquoi ai-je été si bavard ce soir ?

J’attends dimanche matin le premier numéro de Daniel avec une impatience à nulle autre pareille.