Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0600

Louis Conard (Volume 4p. 302-303).

600. À EUGÈNE DELATTRE.
Croisset, 10 janvier 1859.
Mon cher ami,

Si je ne t’ai pas remercié plus tôt de ton volume[1], c’est que je voulais le relire. La seconde lecture m’a confirmé dans la bonne opinion que j’en avais conçue d’abord. Mais avant tout, je te remercie des gracieusetés à mon endroit ; tu chauffes les amis, tu es un brave !

J’ai trouvé l’introduction d’un très remarquable style. Quant à l’ouvrage, il me paraît méthodique, clair, net et amusant, chose qui semblait difficile en un tel sujet. La partie anecdotique est bien fondue avec la partie technique ; en somme, cela me semble complètement réussi, et je serais fort étonné si ce bouquin n’était très lu. Ce que j’aime, c’est qu’on y sent partout la protestation de l’Individu contre le Monopole, contre le Pouvoir. (Il y a si peu de gens qui aiment la liberté par le temps qui court !) Le sentiment du Juste éclate à chaque ligne ; cela fait aimer l’auteur.

Voilà, en gros, tout ce que j’en pense. Quant aux détails, ce livre suggère une foule d’idées. Il sera dans quelques années bien curieux à consulter comme histoire. La conclusion en sera que nous étions encore en pleine barbarie ; nous marchons à quatre pattes et nous broutons de l’herbe.

La société est une vraie forêt de Bondy. On a dit que nous dansions sur un volcan ; la comparaison est emphatique ! Pas du tout ! Nous trépignons sur la planche pourrie d’une vaste latrine. L’humanité, pour ma part, me donne envie de vomir, et il faudrait aller se pendre, s’il n’y avait, par ci par là, de nobles esprits qui désinfectent l’atmosphère. Ceci est une allusion à l’auteur.

Sur quoi je lui serre les deux pattes bien cordialement. À toi, mon vieux.


  1. Tribulations des voyageurs et expéditeurs en chemin de fer.