Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0575

Louis Conard (Volume 4p. 256-258).

575. À LOUIS BOUILHET.
Mon vieux,

La nuit est belle. La mer plate comme un lac d’huile. Cette vieille Tanit brille, la machine souffle, le capitaine à côté de moi fume sur son divan, le pont est encombré d’Arabes qui vont à la Mecque, cachés dans leurs bournous blancs, la figure voilée et les pieds nus ; ils ressemblent à des cadavres dans leurs linceuls. Nous avons aussi des femmes avec leurs enfants. Tout cela, pêle-mêle, dort ou dégueule mélancoliquement, et le rivage de la Tunisie que nous côtoyons apparaît dans la brume. Nous serons demain à Tunis ; je ne vais pas me coucher afin de posséder une belle nuit complète. D’ailleurs l’impatience que j’ai de voir Carthage m’empêcherait de dormir.

Depuis Paris jusqu’à Constantine, c’est-à-dire depuis lundi jusqu’à dimanche, je n’ai pas échangé quatre paroles. Mais nous avons pris à Philippeville des compagnons assez aimables et je me livre à bord à des conversations passablement philosophiques et très indécentes.

J’ai revu à Marseille la fameuse maison où, il y a dix ans, j’ai connu Mme Foucaud[1]. Tout y est changé ! Le rez-de-chaussée, qui était un salon, est maintenant un bazar et il y a au premier un perruquier-coiffeur. J’ai été par deux fois m’y faire faire la barbe. Je t’épargne les commentaires et les réflexions chateaubrianesques sur la fuite des jours, la chute des feuilles et celle des cheveux. N’importe ; il y avait longtemps que je n’avais si profondément pensé ou senti, je ne sais. Philoxène dirait : « J’ai relu les pierres de l’escalier et les murs de la maison. »

Je me suis trouvé extrêmement seul à Marseille pendant deux jours. J’ai été au musée, au spectacle. J’ai visité les vieux quartiers ; j’ai fumé dans les cabarets écartés, au milieu des matelots, en regardant la mer.

La seule chose importante que j’aie vue jusqu’à présent, c’est Constantine, le pays de Jugurtha. Il y a un ravin démesuré qui entoure la ville. C’est une chose formidable et qui donne le vertige. Je me suis promené au-dessus à pied et dedans à cheval. C’était l’heure où, sur le boulevard du Temple, la queue des petits théâtres commence à se former. Des gypaètes tournoyaient dans le ciel.

En fait d’ignoble, je n’ai rien vu d’aussi beau que trois Maltais et un Italien (sur la banquette de la diligence de Constantine) qui étaient soûls comme des Polonais, puaient comme des charognes et hurlaient comme des tigres. Ces messieurs faisaient des plaisanteries et des gestes obscènes, le tout accompagné de pets, de rots et de gousses d’ail qu’ils croquaient dans les ténèbres, à la lueur de leurs pipes. Quel voyage et quelle société ! C’était du Plaute à la douzième puissance. Une crapule de 75 atmosphères.

J’ai vu à Philippeville, dans un jardin tout plein de rosiers en fleurs sur le bord de la mer, une belle mosaïque romaine représentant deux femmes, l’une assise sur un cheval et l’autre sur un monstre marin[2]. Il faisait un silence exquis dans ce jardin ; on n’entendait que le bruit de la mer. Le jardinier, qui était un nègre, a été prendre de l’eau dans un vieil arrosoir et il l’a répandue devant moi pour faire revivre les belles couleurs de la mosaïque, et puis je m’en suis allé.

Et toi, vieux, que fais-tu ? Ça commence-t-il ? Mes compliments à Léonie et au vieux pont de Mantes dont le moulin grince. Je t’embrasse bien tendrement.


  1. Voir lettres nos 91, 149, 150.
  2. Voir Salammbô, notes, p. 468.