Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0551

Louis Conard (Volume 4p. 214-217).

551. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset [août 1857, vers le 5].
Mon Vieux,

Tu es le plus charmant mortel que je connaisse ; et j’ai eu bien raison de t’aimer à première vue. Voilà ce que j’ai à te dire d’abord, et puis que je suis un serin, un chien hargneux, un individu désagréable et rébarbatif, etc., etc.

Oui, la littérature m’embête au suprême degré ! Mais ce n’est pas ma faute ; elle est devenue chez moi une vérole constitutionnelle ; il n’y a pas moyen de s’en débarrasser. Je suis abruti d’art et d’esthétique et il m’est impossible de vivre un jour sans gratter cette incurable plaie, qui me ronge.

Je n’ai (si tu veux savoir mon opinion intime et franche) rien écrit qui me satisfasse pleinement. J’ai en moi, et très net, il me semble, un idéal (pardon du mot), un idéal de style, dont la poursuite me fait haleter sans trêve. Aussi le désespoir est mon état normal. Il faut une violente distraction pour m’en sortir. Et puis, je ne suis pas naturellement gai. Bas, bouffon et obscène tant que tu voudras, mais lugubre nonobstant. Bref, la vie m’em… cordialement. Voilà ma profession de foi.

Depuis six semaines, je recule comme un lâche devant Carthage. J’accumule notes sur notes, livres sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois pas nettement mon objectif. Pour qu’un livre sue la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles. Alors la couleur vient tout naturellement, comme un résultat fatal et comme une floraison de l’idée même.

Actuellement, je suis perdu dans Pline que je relis pour la seconde fois de ma vie d’un bout à l’autre. J’ai encore diverses recherches à faire dans Athénée et dans Xénophon, de plus cinq ou six mémoires dans l’Académie des Inscriptions. Et puis, ma foi, je crois que ce sera tout ! Alors, je ruminerai mon plan qui est fait et je m’y mettrai ! Et les affres de la phrase commenceront, les supplices de l’assonance, les tortures de la période ! Je suerai et me retournerai (comme Guatimozin) sur mes métaphores.

Les métaphores m’inquiètent peu, à vrai dire (il n’y en aura que trop), mais ce qui me turlupine, c’est le côté psychologique de mon histoire.

Mais parlons de ta Seigneurie. Viens ici, mon vieux, quand tu voudras, tu me feras toujours grand plaisir. Seulement, je te préviens que : 1o tout le mois de septembre, nous aurons des parents de Champagne ; 2o j’attends dans ce mois-ci un jouvencel que tu ne connais pas ; mais il sera venu et parti d’ici avant le 22, époque où tu te proposes d’embrasser ton oncle. Voilà. Et puis, mon jeune homme, j’espère que tu me laisseras dormir le matin, et tu ne me feras pas trop promener, hein ?

Je trouve (inter nos, bien entendu) que : 1o le journal l’Artiste est bien long à insérer l’article de Baudelaire sur ton ami et 2o que le jeune Saint-Victor m’oublie complètement. Relirait-il Gamiani trop fréquemment.

Amène Théo, s’il peut venir, à moins que tu ne préfères venir seul.

Tout ce que je pense de mal sur l’Été (dont je pense en même temps beaucoup de bien) se résume en ceci : il me semble qu’on y voit trop le parti pris, l’intention, l’artiste se sent derrière la toile. Je dis peut-être une bêtise ? Mais je t’expliquerai carrément ce que je sens, sur le papier lui-même. Console-toi cependant. La chose (dans mon idée) est très réparable et le volume n’y perdra rien.

Quand tu verras Paul Meurice, demande-lui s’il a envoyé mon volume au père Hugo.

As-tu converti Alexandre Dumas fils au culte de l’Art pur ? Si cela est, je te déclare un grand orateur et surtout un grand magicien.

Adieu, monsieur, je t’embrasse.