Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0542

Louis Conard (Volume 4p. 198-201).

542. À ERNEST FEYDEAU.
[Fin juin ou début juillet 1857.]

Non, mon cher monsieur, je n’ai commis aucune lâcheté, même de geste, relative à votre endroit ; et avant de traiter un homme de couillon, il faut avoir des preuves. Je trouve cette supposition gratuite et du plus détestable goût, mon bonhomme. Je ne laisse jamais personne échigner devant moi mes amis. C’est un privilège que je me réserve. Ils m’appartiennent, je ne permets pas qu’on y touche. Rassure-toi du reste ; ton ami Aubryet ne m’a dit aucun mal de ta Seigneurie. Je l’ai vu, seul, pendant vingt minutes à peu près. Sitôt le dîner fini, il s’est embarqué. Voilà, — et tu es un insolent !

Ta mauvaise opinion sur moi vient de ce qu’un jour je ne me suis pas mis de ton bord dans une discussion. Le vrai est que je vous trouvais tous les deux également absurdes, et la lâcheté eût été de soutenir des théories qui n’étaient point miennes.

Tu me payeras toutes ces injures dans la critique que je te ferai de ton Été[1], grand enragé ! En l’attendant, tu peux te vanter d’avoir fait un certain chapitre xvii qui est un morceau.

Si tu crois que tu m’amèneras au culte du simple et du carré de choux, détrompe-toi, mon vieux ! détrompe-toi ! Je sors d’Yonville, j’en ai assez ! Je demande d’autres guitares maintenant. Chaussons le cothurne et entamons les grandes gueulades. Ça fait du bien à la santé.

As-tu lu mon éreintement dans l’Univers ? J’attire la haine du parti-prêtre, c’est trop juste. Les mânes d’Homais se vengent.

Je déclare, du reste, que tous ces braves gens-là (de l’Univers, de la Revue des Deux Mondes, des Débats, etc.) sont des imbéciles qui ne savent pas leur métier. Il y avait à dire contre mon livre bien mieux, et plus. Un jour que nous serons seuls chez moi et les portes barricadées, je te coulerai dans le tuyau de l’oreille mes opinions secrètes sur la Bovary. J’en connais mieux que personne les défauts et les vraies fautes. Ainsi il y avait tout au commencement une monstruosité grammaticale dont aucun, bien entendu, ne s’est aperçu[2]. Mais tout cela importe fort peu.

J’entamerai probablement Carthage dans un mois. Je laboure la Bible de Cahen, les Origines d’Isidore, Selden et Braunius. Voilà ! J’ai bientôt lu tout ce qui se rapporte à mon sujet de près ou de loin, et bien que tu m’accuses d’ignorance crasse en botanique, je te f… une flore tunisienne et méditerranéenne très exacte, mon vieux. Mais il faut, auparavant, l’apprendre.

Sache, d’ailleurs, que j’ai eu un prix en botanique. Le sujet de la composition était l’histoire des champignons. J’avais couché, sur ce mets des dieux, vingt-cinq pages tirées de Bomare qui excitèrent l’enthousiasme de mes professeurs, et j’obtins la « juste récompense de mes labeurs assidus ».

Ce qui m’embête à trouver dans mon roman, c’est l’élément psychologique, à savoir la façon de sentir. Quant à la couleur, personne ne pourra me prouver qu’elle est fausse.

Ci-inclus une petite note pour Théo. S’il peut dire du bien du susdit peintre[3], il me fera plaisir. Je lui ai déjà recommandé quelqu’un, j’ai peur de l’embêter avec toutes mes recommandations. Tâche néanmoins qu’il s’exécute, lui ou Saint-Victor.

Que vas-tu faire à Luchon, grand lubrique ? Ranimer dans une atmosphère pure ta santé épuisée par les débauches de la capitale ! Tu vas porter, au sein des populations rustiques, les vices et l’or de la civilisation ! Tu vas séduire les servantes ! briller dans les tables d’hôtes par ton esprit ! semer des maximes incendiaires, chausser de grandes guêtres et recueillir des métaphores ! rien que des métaphores et des paysages ? matérialiste que tu es !

Adieu. Tâche de bien te conduire et que ta famille ne soit pas obligée d’aller recueillir les morceaux épars de ton cadavre, déchiré en pièces dans quelque lupanar. Ne moleste personne, il y a maintenant des gendarmes, prends garde ! Tu te ruines le tempérament ! on te le répète, mais tu ne veux croire personne. Le libertinage t’emporte ! Adieu, mon vieux, bon voyage, on t’embrasse sur le marchepied.


  1. L’un des chapitres des Quatre saisons que Feydeau publia en 1858.
  2. La dédicace du roman à Sénard était dans l’édition originale : « … Acceptez donc ici l’hommage de ma gratitude qui, si grande qu’elle puisse être, ne sera jamais à la hauteur de votre éloquence ni de votre dévouement. » Dans les éditions postérieures, ni est remplacé par et.
  3. Joanny Maisiat, né en 1824, peintre de fleurs, professeur de dessin de Caroline Hamard.