Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0521

Louis Conard (Volume 4p. 159-161).

521. À MAURICE SCHLÉSINGER.
[Février, 1857].
Mon cher Maurice,

Merci de votre lettre. J’y répondrai brièvement, car il m’est resté de tout cela un tel épuisement de corps et d’esprit que je n’ai pas la force de faire un pas ni de tenir une plume. L’affaire a été dure à enlever, mais enfin j’ai la victoire.

J’ai reçu de tous mes confrères des compliments très flatteurs et mon livre va se vendre d’une façon inusitée, pour un début. Mais je suis fâché de ce procès, en somme. Cela dévie le succès et je n’aime pas, autour de l’Art, des choses étrangères. C’est à un tel point que tout ce tapage me dégoûte profondément et j’hésite à mettre mon roman en volume. J’ai envie de rentrer, et pour toujours, dans la solitude et le mutisme dont je suis sorti, de ne rien publier, pour ne plus faire parler de moi. Car il me paraît impossible par le temps qui court de rien dire, l’hypocrisie sociale est tellement féroce !!!

Les gens du monde les mieux disposés pour moi me trouvent immoral ! impie ! Je ferais bien à l’avenir de ne pas dire ceci, cela, de prendre garde, etc., etc. ! Ah ! comme je suis embêté, cher ami !

On ne veut même plus de portraits ! le daguerréotype est une insulte ! et l’histoire une satire ! Voilà où j’en suis ! Je ne vois rien en fouillant mon malheureux cerveau qui ne soit répréhensible. Ce que j’allais publier après mon roman, à savoir un livre qui m’a demandé plusieurs années de recherches et d’études arides, me ferait aller au bagne ! et tous mes autres plans ont des inconvénients pareils. Comprenez-vous maintenant l’état facétieux où je me trouve ?

Je suis depuis quatre jours couché sur mon divan à ruminer ma position qui n’est pas gaie, bien qu’on commence à me tresser des couronnes, où l’on mêle, il est vrai, des chardons.

Je réponds à toutes vos questions : si le livre ne paraît pas, je vous enverrai les numéros de la Revue qui le contiennent. Ce sera décidé d’ici à quelques jours. M. de Lamartine n’a pas écrit à la Revue de Paris, il prône le mérite littéraire de mon roman, tout en le déclarant cynique. Il me compare à lord Byron, etc. ! C’est très beau ; mais j’aimerais mieux un peu moins d’hyperboles et en même temps moins de réticences. Il m’a envoyé de but en blanc des félicitations, puis il m’a lâché au moment décisif. Bref, il ne s’est point conduit avec moi en galant homme, et même il a manqué à une parole qu’il m’avait donnée. Néanmoins nous sommes restés en de bons termes.