Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0520

Louis Conard (Volume 4p. 157-159).

520. À SON FRÈRE ACHILLE.
[31 janvier 1857].
Mon cher Achille,

Tu as dû recevoir ce matin une dépêche télégraphique à toi adressée, de ma part, par un de mes amis, c’est de demain en huit que je serai jugé ; la justice hésite encore. D’autre part, on me propose d’écrire au Moniteur à raison de 10 sols la ligne, ce qui pour un roman comme la Bovary ferait une affaire de 8 à 10 000 francs.

La plaidoirie de Me Sénard a été splendide. Il a écrasé le ministère public, qui se tordait sur son siège et a déclaré qu’il ne répondrait pas. Nous l’avons accablé sous les citations de Bossuet et de Massillon, sous des passages graveleux de Montesquieu, etc. La salle était comble. C’était chouette et j’avais une fière balle. Je me suis permis une fois de donner en personne un démenti à l’avocat général qui, séance tenante, a été convaincu de mauvaise foi, et s’est rétracté. Tu verras du reste tous les débats mot pour mot parce que j’avais à moi (à raison de 60 francs l’heure) un sténographe qui a tout pris. Le père Sénard a parlé pendant quatre heures de suite. Ç’a été un triomphe pour lui et pour moi.

Il a d’abord commencé par parler du père Flaubert, puis de toi, et ensuite de moi ; après quoi, analyse complète du roman, réfutation du réquisitoire et des passages incriminés. C’est là-dessus qu’il a été fort ; l’avocat général a dû recevoir, le soir, un fier galop ! Mais le plus beau a été le passage de l’Extrême-Onction. L’avocat général a été couvert de confusion quand Me Sénard a tiré de sous son banc un Rituel qu’il a lu ; le passage de mon roman n’est que la reproduction adoucie de ce qu’il y a dans le Rituel, nous leur avons f… une fière littérature !

Tout le temps de la plaidoirie, le père Sénard m’a posé comme un grand homme et a traité mon livre de chef-d’œuvre. On en a lu le tiers à peu près. Il a joliment fait valoir l’approbation de Lamartine ! Voici une de ses phrases : « Vous lui devez non seulement un acquittement, mais des excuses ! ».

Autre passage : « Ah ! vous venez vous attaquer au second fils de M. Flaubert !… Personne, M. l’avocat général, et pas même vous, ne pourrait lui donner des leçons de moralité ! ». Et quand il avait blagué sur un passage : « Je n’accuse pas votre intelligence, mais votre préoccupation ».

En somme, ç’a été une crâne journée et tu te serais amusé si tu avais été là.

Ne dis rien, tais-toi : après le jugement, si je perds, j’en appellerai en cour d’appel, et si je perds en cour d’appel, en cassation.

Adieu, cher frère, je t’embrasse.