Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0518

Louis Conard (Volume 4p. 155-157).

518. AU DOCTEUR JULES CLOQUET.
Paris, 23 janvier 1857 [vendredi].
Mon cher Ami,

Je vous annonce que demain, 24 janvier, j’honore de ma présence le banc des escrocs, 6e chambre de police correctionnelle, 10 heures du matin. Les dames sont admises, une tenue décente et de bon goût est de rigueur.

Je ne compte sur aucune justice. Je serai condamné, et au maximum, peut-être, douce récompense de mes travaux, noble encouragement donné à la littérature. Je n’ose même espérer que l’on m’accordera la remise des débats à quinzaine, car Me Sénard ne peut plaider pour moi ni demain, ni dans huit jours.

Mais une chose me console de ces stupidités, c’est d’avoir rencontré pour ma personne et pour mon livre tant de sympathies. Je compte la vôtre au premier rang, mon cher ami. L’approbation de certains esprits est plus flatteuse que les poursuites de la police ne sont déshonorantes. Or, je défie toute la magistrature française avec ses gendarmes et toute la Sûreté générale, y compris ses mouchards, d’écrire un roman qui vous plaise autant que le mien.

Voilà les pensées orgueilleuses que je vais nourrir dans mon cachot.

Si mon œuvre a une valeur réelle, si vous ne vous êtes pas trompé enfin, je plains les gens qui la poursuivent. Ce livre qu’ils cherchent à détruire n’en vivra que mieux plus tard et par leurs blessures mêmes. De cette bouche qu’ils voudraient clore, il leur restera un crachat sur le visage.

Vous aurez peut-être, un jour ou l’autre, l’occasion d’entretenir l’Empereur de ces matières.

Vous pourrez, en manière d’exemple, citer mon procès comme une des turpitudes les plus ineptes qui se passent sous son régime. Ce qui ne veut pas dire que je devienne furieux et que vous soyez obligé prochainement de me tirer de Cayenne. Non, non, pas si bête ! Je reste seul dans ma profonde immoralité, sans amour pour aucune boutique ni parti, sans alliance même, et n’étant soutenu, naturellement, par aucun.

Je déplais aux Jésuites de robe courte comme aux Jésuites de robe longue ; mes métaphores irritent les premiers, ma franchise scandalise les seconds.

Voilà tout ce que j’avais à vous dire, et que je vous remercie encore une fois de vos bons services inutiles, car la sottise anonyme a été plus puissante que votre dévouement.

Mille poignées de main. Tout à vous.