Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0499

Louis Conard (Volume 4p. 129-130).

499. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 5 octobre [1856].
Mon cher Vieux,

Donne-moi un conseil, et tout de suite. J’ai reçu, ce matin, une lettre de Frédéric Baudry, qui me prie, dans les termes les plus convenables, de changer dans la Bovary le Journal de Rouen en : Le progressif de Rouen, ou tel autre titre pareil. Ce bougre-là est un bavard, il a conté la chose au père Sénard et à ces messieurs du journal eux-mêmes.

Mon premier mouvement a été de l’envoyer promener ; d’autre part, la susdite feuille a fait hier, pour la Bovary, une réclame très obligeante. Mais c’est si beau, le « Journal de Rouen » dans la Bovary ! Après ça, c’est moins beau à Paris et le Progressif fera peut-être autant d’effet ? Je suis dévoré d’incertitude. Je ne sais que faire. Il me semble qu’en cédant je fais une couillonnade atroce. Réfléchis, ça va casser le rythme de mes pauvres phrases ! C’est grave.

Quant à moi, la vue de mon œuvre imprimée a achevé de m’abrutir. Elle m’a paru des plus plates. Je n’y vois que du noir. Ceci est textuel. Ç’a été un grand mécompte, et il faudrait que le succès fût bien étourdissant pour couvrir la voix de ma conscience qui me crie : « Raté ».

Il n’y a qu’une chose qui me console, c’est la pensée de ton succès, et puis l’espoir (mais j’en ai déjà tant eu, d’espoirs !) que Saint Antoine a maintenant un plan ; cela me semble beaucoup plus sur ses pieds que la Bovary.

Non ! s… n… de D… ! ce n’est pas pour que tu me renvoies des compliments, mais je ne suis pas gai là-dessus, ça me semble petit « et fait pour être médité dans le silence du cabinet ». Rien qui enlève et brille de loin. Je me fais l’effet d’être « fort en thème ». Ce livre indique beaucoup plus de patience que de génie, bien plus de travail que de talent. Sans compter que le style n’est déjà pas si raide ; il y a bien des phrases à recaler ; plusieurs pages sont irréprochables, je le crois, mais ça ne fait rien à l’affaire.

Songe à cette histoire du Journal de Rouen. Mets-toi à ma place. N’en dis rien à Du Camp, jusqu’à ce que nous ayons pris un parti[1] ; il serait d’avis de céder, probablement. Mets-toi au point de vue de l’absolu et de l’Art.

Tu dois rire de pitié sur mon compte, mais je suis complètement imbécile.

Adieu ; réponds-moi immédiatement.


  1. Flaubert adopta : le Fanal de Rouen. Voir Madame Bovary, p. 340, 390, 484.