Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0471

Louis Conard (Volume 4p. 68-69).

471. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 18 août [1854].

J’attends dimanche matin l’annonce de ton arrivée, c’est-à-dire, ô vieux, que tu vas m’écrire le jour et l’heure de ton apparition en ces lieux.

N’oublie pas, avant de t’en aller de Paris, la préface de Sainte-Beuve. Quoi qu’en dise Jaccottet (s’il en dit quelque chose), tu n’es pas en position encore de faire le magnanime ; et pourquoi ne pas embêter les gens qui nous embêtent ? Il faut que son petit jugement inepte le poursuive dans la postérité, môssieu ! Et remettre la chose à une seconde édition, ce serait paraître avoir attendu le succès, avoir douté de soi.

Je viens de passer une bonne semaine seul comme un ermite et tranquille comme un dieu. Je me suis livré à une littérature frénétique ; je me levais à midi, je me couchais à quatre heures du matin. Je dînais avec Dakno. Je fumais quinze pipes par jour, j’ai écrit huit pages.

Ai-je gueulé ! J’ai relu tout haut Melaenis entièrement, à propos de la scène du jardin dans laquelle je ne suis pas bien sûr encore de n’être point tombé. Il va sans dire que ce régime a fait le plus grand bien à ma langue, ce qui achève de me donner pour la médecine une mince considération, car je me suis guarry en dépit des règles et recommandations.

Lis-tu nos feuilles publiques (départementales) ? Le navire qui portait ma famille, il y a aujourd’hui huit jours, a manqué faire naufrage à Quillebeuf. Ma mère (qui revient de Trouville) a encore de fortes contusions à la figure. Les sabords étaient défoncés, le bateau sombrait, les lames entraient partout. C’est toute une histoire. Je vais être pendant six mois assassiné de narrations maritimes.

Je n’ai pu dormir la nuit dernière à cause d’un article que j’avais lu le soir dans la Revue de Paris. J’en étais malade de dégoût, de tristesse et de désespoir humanitaire. C’était un extrait d’un roman américain intitulé « Hot-Corn », qui se tire à des centaines de mille d’exemplaires, qui enfonce l’Oncle Tom, qui… qui… etc. Sais-tu quelle est l’idée du livre ? L’établissement sur une plus grande échelle des sociétés de tempérance, l’extirpation de l’ivrognerie, le bannissement du gin, le tout en style lyrique à la Jules Janin dans ses grands moments, et avec des anecdotes !!!

L’humanité tourne à tout cela. Nous aurons beau dire, il faut se boucher les yeux et continuer son œuvre. Oui, triste ! triste ! On ne devrait jamais rien lire de tout ce qui se publie ; à quoi bon ?

N’oublie pas de m’apporter le cahier des pièces détachées.

Je te régalerai des statuts d’une société religieuse dont on m’a proposé de faire partie. C’est joli. On doit dénoncer l’immoralité de ses collègues, et on est forcé d’assister à leur enterrement sous peine d’une amende de cinquante centimes. Tu me feras penser aussi à te montrer deux bonnes lettres de femme comme psychologie.

Adieu, pauvre cher vieux. Ne t’intoxique pas trop avec les alcools en route, et arrive vite.