Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0470

Louis Conard (Volume 4p. 65-67).

470. À LOUIS BOUILHET.
[Croisset, 9 août 1854.]

Tu dois, cher bonhomme, être assailli de ma correspondance, mais ma lettre de lundi était en sus puisque tu me disais n’avoir pas reçu celle de la semaine dernière. Du reste tu n’en recevras plus qu’une après celle-ci, car dans quinze jours je compte envisager ton incomparable balle. Quel voyage d’artistes vous allez faire, vous deux Guérard[1]. Combien peu vous étudierez les monuments ! quelles minces notes vous prendrez ! comme Chéruel serait indigné ! et même Du Camp. Ce sera un voyage œnophile, tout à fait Chapelle et Bachaumont, on ne peut plus dix-septième siècle et dans les traditions. Un financier voyageant dans la société d’un poète et tous deux se soûlant conjointement, à la gauloise, dans les cabarets de la route. Je te recommande, à Poissy, chez le sieur Fient, aubergiste, une cuisine où il y a, peint sur la porte, un gastronome s’empiffrant. Cela réjouit le voyageur.

Il est maintenant trois heures trois quarts du matin. J’ai passé la nuit à la Bovary et je m’en vais réveiller ma mère qui part à cinq heures pour Trouville, où elle doit rester cinq à six jours. Je serai seul tout ce temps-là et j’essaierai d’en profiter pour accélérer l’ouvrage. Il faut que j’avance quand même, car je suis las de ma lenteur. Voilà cependant deux jours que je recommence un peu à travailler.

J’ai lu onze chapitres du roman de Champfleury. Cela me rassure de plus en plus ; la conception et le ton sont fort différents. Personne autre que toi ou moi ne fera, je crois, le rapprochement. La seule chose pareille dans les deux livres, c’est le milieu, et encore !

Je t’annonce, afin que tu te mettes en mesure, la visite du jeune Baudry. Il est venu me voir hier et m’a déclaré son intention d’aller passer les fêtes chez toi, ce qui ne serait point fête pour toi. À ta place, je lui répondrais tout net que je ne puis le recevoir. L’expression de « grigou » que tu lui as appliquée est superbe de justesse, surtout quand on connaît son costume d’été. Il s’est acheté une sorte de paletot en coutil bleu moyennant la somme de vingt-cinq francs, qui ressemble à du papier à sucre. Cela est monstrueux d’ignoble, et bien que l’étoffe soit légère, je t’assure qu’elle pèse à l’œil plus qu’un paletot de bronze ! ô esprit français ! ô goût ! ô économie !

Rouen résonne de discours. C’est l’époque des distributions de prix et des solennités académiques. Aussi nos feuilles quotidiennes sont-elles bourrées de littérature !!! Pouchet s’est signalé par un discours « religieux » où il célèbre les magnificences de la nature et prouve l’existence de Dieu par le tableau varié de la création. Ce bon zoologue tourne au mysticisme.

Hier, séance publique de l’Académie[2] : réception de M. Jolibois, avocat général, lequel a pris pour texte : « De la loi sur le travail des enfants dans les manufactures ». Puis M. Deschamps a lu un dialogue en vers où il fait l’éloge de la propriété et de la Gabrielle du gars Augier, etc. ! etc. ! etc. ! et partout éloge de l’empereur ! Ah ! saint Polycarpe ! Tu vois que s’il y a des cochonneries à Paris, la province n’en chôme pas.

Triste nouvelle : j’ai vu que la pension Deshayes était enfoncée par la pension Guernet ! Le collège a « brillé ». Quelle intrigue !


  1. Alfred Guérard, financier, ami de Bouilhet.
  2. Séance publique annuelle de l’Académie de Rouen.