Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0460

Louis Conard (Volume 4p. 35-39).

460. À LOUISE COLET.
[Croisset] Dimanche après-midi [19 mars 1854].

Je voulais t’écrire hier au soir, bonne Muse ; mais j’ai entendu sonner une heure et demie, quand je croyais qu’il n’était encore que minuit. Il était trop tard. J’ai été ces jours-ci (et depuis encore un peu) tourmenté par un rhumatisme dans l’épaule gauche et dans le cou. Ce sont les anciennes pluies du Péloponèse qui se font sentir. Je suis comme les vieux murs : l’humidité sort au printemps. Le mal de cela, c’est que ça me fait beaucoup penser aux voyages, à des voyages, pensées fort sottes et stériles puisque je n’y peux rien… N’importe, mon travail, quoique allant lentement et à force de corrections et de refontes, avance. Au mois de juillet, j’apercevrai la fin, tout d’une enfilade, j’espère. Mais c’est atroce ! L’ordre des idées, voilà le difficile, et puis, comme mon sujet est toujours le même, qu’il se passe dans le même milieu et que j’en suis maintenant aux deux tiers, je ne sais plus comment m’y prendre pour éviter les répétitions. La phrase la plus simple comme « il ferma la porte », « il sortit », etc., exige des ruses d’art incroyables ! Il s’agit de varier la sauce continuellement et avec les mêmes ingrédients.

Je ne puis me sauver par la Fantaisie, puisqu’il n’y a pas, dans ce livre, un mouvement en mon nom et que la personnalité de l’auteur est complètement absente. Je tremble que Bouilhet ne m’engueule à Pâques ! Il m’a l’air, lui, assez embêté des corrections de son Homme Futur. Le mal n’est pas si grand qu’il croit et ce qu’il m’a envoyé ce matin est très bon. Enfin, tout cela finira dans quelques mois. Nous serons plus souvent réunis et, si notre travail n’en va pas mieux, nos personnes du moins en seront plus aises. Le domestique que je dois prendre à Paris sort d’ici à l’instant. Nous avons fait nos conventions. Je lui ai dit de se tenir prêt pour le mois d’octobre prochain. Je m’ennuie cet après-midi, horriblement. Il fait un temps gris stupide et je ne suis pas en train de travailler !

Sais-tu que tu m’as écrit une bien charmante et gentille lettre, bonne chère Louise ? Je suis content que tu aies de l’espoir. J’en ai aussi. Je compte sur de Vigny qui m’a l’air d’un brave homme (quoiqu’il s’intitule esclave, ce qui m’a paru d’un goût un peu empire) et, s’il est tel que le croit Préault, ma jalousie dort tranquille. J’allais oublier le plus important de ma lettre, à savoir qu’il faut que je me lave de ce que tu m’attribues. Je ne t’ai nullement reniée chez Mme …, et voici le dialogue tel qu’il s’est passé :

— On m’a dit que vous veniez souvent à Paris.

— Non, pas du tout, pourquoi ?

— On m’a même assuré que vous aviez une passion.

— Moi, madame, j’en suis bien incapable, et pour qui ?

— Pour Mme Colet. On m’a dit que vous étiez du dernier mieux ensemble.

— Ah ! ah ! ah ! c’est vrai. Je l’aime beaucoup, je la vois très souvent, mais je vous prie de croire que le reste est une calomnie.

Et j’ai continué en blaguant sur moi et m’accusant d’être physiquement incapable d’aimer, ce qui excitait beaucoup l’hilarité de Monsieur et de Madame. Sois sûre que j’ai tenu le milieu entre la reculade et l’impudence. Ils en auront cru ce qu’ils auront voulu, ce qui m’importe peu, pourvu qu’on ne m’embête [pas] en face ; voilà tout ce que je demande dans ces matières-là.

Je crois même qu’ils sont plus certains de la chose maintenant ; mais ce sont des questions auxquelles on ne répond jamais « oui », à moins que d’être un goujat ou un fat, car c’est (toujours dans les idées du monde) déshonorer la femme, ou s’en targuer. Non, mille dieux, non, je ne t’ai pas reniée. Si tu connaissais le fond de l’orgueil d’un homme comme moi, tu n’aurais pas eu ce soupçon. Je ne fais au monde que des concessions de silence, mais aucune de discours. Je baisse bien la tête devant ses sottises, mais je ne leur retire pas mon chapeau.

Merci de tes offres pour M. et Mme Marc. Tes services nous seraient inutiles. L’affaire est en bon train et a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de réussir. On a découvert un tas de choses farces et ignobles, entre autres celle-ci : son oncle, un brave homme, établi, piété, considéré, portant breloques et favoris, chauve comme il convient à un penseur et ventru comme il sied à un sage, une tête, enfin ! eh bien, cet excellent monsieur vole son neveu de la manière la plus canaille. Il a fait souscrire à ce malheureux pour 75 mille francs de billets et l’avoué est arrivé juste à temps pour empêcher la fabrication d’un acte qui allait le ruiner net. Il l’est déjà aux trois quarts et, après avoir eu douze mille livres de rentes à lui (sans compter la fortune de sa femme), il ne lui restera peut-être pas, d’ici à six mois, mille écus de rente. Voilà où mène l’amour de l’alcool exagéré.

Planche[1] ne reparaît plus chez lui, car il n’y a plus rien à manger et peu à boire.

Ce que tu me dis de la lecture des Fossiles à Pichat et à Maxime ne m’a nullement surpris. Bouilhet ne m’en a pas parlé ; il ne m’écrit que de simples billets. Ils sont tous, ces braves gens-là, dans un milieu tellement bruyant qu’il leur est impossible de se recueillir pour écouter, d’abord. Puis, quand même ils eussent écouté, c’est là une de ces œuvres originales qui ne sont pas faites pour tout le monde. L’observation de Du Camp : « Quel malheur que les bêtes ne soient pas nommées ! » prouve qu’il a perdu toute notion de style. La « supériorité de l’idée sur la description » est de même architecture. On en est arrivé maintenant à une telle faiblesse de goût, par suite du régime débilitant que nous suivons, que la moindre boisson forte stupéfiait (sic) et étourdit. Voilà deux cents ans que la littérature française n’a pris l’air ; elle a fermé sa fenêtre à la nature. Aussi le vent des grands horizons oppresse-t-il d’étouffements les gens d’esprit ! Il m’a été dit, il y a cinq ou six ans, un mot profond par un Polonais, à propos de la Russie : « Son esprit nous envahit déjà ». Il entendait par là l’absolutisme, l’espionnage, l’hypocrisie religieuse, enfin l’antilibéralisme sous toutes ses formes. Or nous en sommes là en littérature aussi. Rien que du vernis, et puis le barbare en dessous : barbarie en gants blancs ! pattes de cosaques aux ongles décrassés ! pommade à la rose, qui sent la chandelle ! Ah ! nous sommes bas ! et il est triste de faire de la littérature au XIXe siècle ! On n’a ni base ni écho ; on se trouve plus seul qu’un Bédouin dans le désert, car le Bédouin au moins connaît les sources cachées sous le sable ; il a l’immensité tout autour de lui et les aigles volant au-dessus.

Mais nous ! Nous sommes comme un homme qui tomberait dans le charnier de Montfaucon, sans bottes fortes : on est dévoré par les rats. C’est pour cela qu’il faut avoir des bottes fortes, et à talons hauts, à clous pointus et à semelles de fer, pour pouvoir, rien qu’en marchant, écraser.

Adieu, mille bons baisers, je t’embrasse encore. À toi tout.

Ton G.

  1. Critique d’art et de littérature. Il publia, sous le titre de Portraits et Nouveaux portraits littéraires, une réunion d’essais sur les principaux écrivains de son temps. Il était très lié avec M. Hamard, beau-frère de Flaubert.