Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0459
Oui, tu as raison, bonne Muse, cessons de nous quereller, embrassons-nous, passons l’éponge sur tout cela. Aimons-nous chacun à notre manière, selon notre nature. Tâchons de ne pas nous faire souffrir réciproquement. Une affection quelconque est toujours un fardeau qu’on porte à deux. Que celui qui est plus petit se hausse pour que tout le poids ne lui tombe pas sur le nez ! Que celui qui est plus grand se baisse pour ne pas écraser son compagnon ! Je ne te dis plus rien que ceci : tu m’apprécieras plus tard. Quant à toi, c’est tout apprécié ; aussi je te garde ! J’ai reçu ce matin tes trois catalogues. Il y avait sur celui de Perrotin quelque chose d’écrit par toi qui a été enlevé. Qu’était-ce ? Je ferai ces trois articles simultanément, afin qu’ils ne se ressemblent pas. Quel est celui qu’il faut le plus faire mousser ? (Ô critique, voilà tout ton but maintenant : faire mousser ou bien échigner, deux très jolies métaphores, et qui donnent une idée de la besogne. !!!) Dis-moi aussi quand est-ce qu’il faut que ces articles soient faits, ou plus tôt et au plus tard. As-tu admiré, dans le catalogue de la Librairie nouvelle, les réclames qui suivent les titres des ouvrages ? C’est énorme ! Est-ce Jaccottet qui a rédigé ces belles choses ? La Revue de Paris a une fière page. Quelle phalange ! Quels lurons ! Tout cela est à vomir. La littérature maintenant ressemble à une vaste entreprise d’inodores. C’est à qui empestera le plus le public ! Je suis toujours tenté de m’écrier comme saint Polycarpe : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu, dans quel siècle m’avez-vous fait naître ? » et de m’enfuir en me bouchant les oreilles, ainsi que faisait ce saint homme, lorsqu’on tenait devant lui quelque proposition malséante.
La besogne remarche. J’ai fait, depuis quatorze jours juste, autant de pages que j’en avais fait en six semaines. Elles sont, je crois, meilleures ; ou du moins plus rapides. Je recommence à m’amuser. Mais quel sujet ! quel sujet ! Voilà bien la dernière fois de ma vie que je me frotte aux bourgeois. Plutôt peindre des crocodiles, l’affaire est plus aisée !
À propos de crocodile, point de nouvelles du Grand Alligator. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Tu me parles de la mine triste de Delisle et de la mine triomphante de Bouilhet. Effets différents de causes pareilles, à savoir : l’amour, le tendre amour, etc., comme dit Pangloss. Si Delisle prenait la vie (ou pouvait la prendre) par le même bout que l’autre, il aurait ce teint frais et cet aimable aspect qui t’ébahit. Mais je lui crois l’esprit empêtré de graisse. Il est gêné par des superfluités sentimentales, bonnes ou mauvaises, inutiles à son métier. Je l’ai vu s’indigner contre des œuvres à cause des mœurs de l’auteur. Il en est encore à rêver l’amour, la vertu, etc., ou tout au moins la vengeance. Une chose lui manque : le sens comique. Je défie ce garçon de me faire rire, et c’est quelque chose, le rire : c’est le dédain et la compréhension mêlés, et en somme la plus haute manière de voir la vie, « le propre de l’homme », comme dit Rabelais. Car les chiens, les loups, les chats et généralement toutes les bêtes à poils, pleurent. Je suis de l’avis de Montaigne, mon père nourricier : il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. J’aime à voir l’humanité et tout ce qu’elle respecte, ravalé, bafoué, honni, sifflé. C’est par là que j’ai quelque tendresse pour les ascétiques. La torpeur moderne vient du respect illimité que l’homme a pour lui-même. Quand je dis respect… non : culte, fétichisme. Le rêve du socialisme, n’est-ce pas de pouvoir faire asseoir l’humanité, monstrueuse d’obésité, dans une niche toute peinte en jaune, comme dans les gares de chemin de fer, et qu’elle soit là à se dandiner sur ses couilles, ivre, béate, les yeux clos, digérant son déjeuner, attendant le dîner et faisant sous elle ? Ah ! je ne crèverai pas sans lui avoir craché à la figure de toute la force de mon gosier. Je remercie Badinguet. Béni soit-il ! Il m’a ramené au mépris de la masse et à la haine du populaire. C’est une sauvegarde contre la bassesse, par ce temps de canaillerie qui court. Qui sait ! Ce sera peut-être là ce que j’écrirai de plus net et de plus tranchant, et peut-être la seule protestation morale de mon époque. Quelle parenthèse !
Je reviens à Delisle ou plutôt à Bouilhet. C’est bien beau son histoire avec la Sylphide ! Voilà au moins une manière de prendre le sentiment qui ne vous ruine pas l’estomac. Cette Sylphide est une grande femme ! Je l’estime, je la trouve très forte, pleine d’un bon petit chic, tout à fait Pompadour, talon rouge, Fort-l’évêque, etc. Je suis effrayé quand je pense à la quantité […]. Si à chaque amant nouveau il pousse un andouiller aux cornes du mari, ce brave homme doit être non un cerf dix-cors, mais un cerf cent-cors ! Pendant qu’il lui pousse des andouillers, sa femme se repasse des andouilles ! Farce, calembour ! Ne faut-il pas avoir le petit mot pour rire !
À propos d’histoire galante, j’ai été dimanche dernier au Jardin des Plantes. Ce lieu, que l’on appelle Trianon, était autrefois habité par un drôle appelé Calvaire, qui avait une fille qui […] beaucoup avec un nommé Barbelet, qui s’est tué pour l’amour d’elle. C’était un de mes camarades de collège. Il s’est tué à 17 ans, d’un coup de pistolet, dans une plaine sablonneuse que je traversais par un grand vent. J’ai revu la maison où j’avais vu jadis la fillette, partie maintenant on ne sait où. Il y a là maintenant des palmiers en serre chaude et un amphithéâtre où tous les jardiniers qui veulent s’instruire viennent prendre des leçons pour la taille des arbres ! Qu’est-ce qui pense à Barbelet, à ses dettes, à son amour ? Qu’est-ce qui rêve à Mlle Calvaire ? C’était comme ça que nous étions, nous autres, dans notre jeunesse ! Nous avions des têtes, comme on dit !
Adieu, il est bien tard, je tombe de sommeil et t’embrasse sur les oreillers que je me souhaite.