Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0452

Louis Conard (Volume 4p. 1-5).

452. À LOUISE COLET.
[Croisset] Lundi soir, 1 heure [janvier 1854].

J’attends demain une lettre de toi, qui me dise que tu as reçu le volumineux paquet du Crocodile, qui a dû t’arriver hier matin. Quant à la Servante, je ne sais si elle est à Rouen. On y va assez difficilement maintenant, à cause de la neige qui emplit les chemins et, comme la Seine est gelée et que les bateaux ne peuvent naviguer, nous sommes un peu à l’état de Robinson. N’importe, j’espère bien mercredi, au plus tard, avoir ton paquet. Je le lirai avec soin, d’abord en masse pour voir l’ensemble, puis en détail, puis en masse et je te ferai de longs commentaires, le plus expliqués possible. J’y mettrai, pauvre chère Muse, tout mon cœur et tout mon esprit ; n’aie aucune crainte.

J’ai eu Bouilhet vendredi soir, samedi et hier matin. Il reviendra mercredi pour jusqu’à la fin de la semaine. Nous n’avons guère, jusqu’à présent, eu le temps de causer que de nous. Tout a presque été employé aux Fossiles et à la Bovary. Il a été content de ma baisade. Mais, avant le dit passage, j’en ai un de transition, qui contient huit lignes, qui m’a demandé trois jours, où il n’y a pas un mot de trop, et qu’il faut pourtant refaire encore parce que c’est trop lent. C’est un dialogue direct qu’il faut remettre à l’indirect, et où je n’ai pas la place nécessaire de dire ce qu’il faut dire. Tout cela doit être rapide et lointain comme plan, tant il faut que ce soit perdu et peu visible dans le livre ! Après quoi, j’ai encore trois ou quatre autres corrections infiniment minimes, mais qui me demanderont bien toute l’autre semaine ! Quelle lenteur ! quelle lenteur ! N’importe, j’avance. J’ai fait un grand pas, et je sens en moi un allégement intérieur qui me rend tout gaillard, quoique ce soir j’aie littéralement sué de peine. C’est si difficile de défaire ce qui est fait, et bien fait, pour fourrer du neuf à la place, sans qu’on voie l’encastrement.

Quant aux Fossiles, je trouve cela fort beau et continue à soutenir qu’il fallait s’y prendre de cette façon. Tout le monde, après les Fossiles, eût fait une grande tartine lyrique sur l’homme. Mais l’homme a changé et, pour le prendre complètement, il faut suivre son histoire, le monsieur en habit noir étant aussi naturel que le sauvage tatoué. Il faut donc présenter les deux états et tout ce qu’il y a d’intermédiaire entre eux. Je crois que cette méthode était la plus forte, et la plus difficile surtout. On eût pu sauter par-dessus l’homme complètement. Mais cela eût été une ficelle, une pose, un moyen très commode de faire de l’effet, et par une négation !

J’ai lu les Abeilles que tu m’as envoyées. C’est raide, d’idées surtout, et je trouve les mouches de Montfaucon splendides. Quant à l’Expiation, quel dommage que ce soit bâclé ! Tout le Waterloo est stupide ; mais la Retraite de Russie et Sainte-Hélène (à part des taches nombreuses) m’ont plu, et extrêmement. On eût pu faire de cela quelque chose d’aussi beau que le Feu du ciel. N’importe, ce bonhomme est un grand homme et un très grand homme.

Je suis maintenant dans des lectures bien diverses. D’abord, je me gaudys avec Pétrus Borel qui est hénaurme ; je trouve là mes vieilles phrénésies de jeunesse ! Cela valait mieux que la monnaie courante d’à présent. On était monté à un tel ton que l’on rencontrait quelquefois un bon mot, une bonne expression. Il y aurait, du reste, sur ce malheureux livre, une belle leçon à faire. Comme le socialisme perçait déjà. Comme la préoccupation de la morale rend toute œuvre d’imagination fausse et embêtante ! etc. Je tourne beaucoup à la critique. Le roman que j’écris m’aiguise cette faculté, car c’est une œuvre surtout de critique, ou plutôt d’anatomie. Le lecteur ne s’apercevra pas, je l’espère, de tout le travail psychologique caché sous la forme, mais il en ressentira l’effet. Et d’une autre part je suis entraîné à écrire de grandes choses somptueuses, des batailles, des sièges, des descriptions du vieil Orient fabuleux. J’ai passé, jeudi soir, deux belles heures, la tête dans mes mains, songeant aux enceintes bariolées d’Ecbatane. On n’a rien écrit sur tout cela. Que de choses flottent encore dans les limbes de la pensée humaine ! Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais les hommes.

À propos des hommes, permets-moi de te citer de suite, de peur que je ne les oublie, deux petites aimables anecdotes. Premier fait : on a exposé à la morgue, à Rouen, un homme qui s’est noyé avec ses deux enfants attachés à la ceinture. La misère ici est atroce. Des bandes de pauvres commencent à courir la campagne les nuits. On a tué à Saint-Georges, à une lieue d’ici, un gendarme. Les bons paysans commencent à trembler dans leur peau. S’ils sont un peu secoués, cela ne me fera pas pleurer. Cette caste ne mérite aucune pitié. Tous les vices et toutes les férocités l’emplissent. Mais passons. Deuxième fait, et qui démontre comme quoi les hommes sont frères. On a exécuté ces jours-ci, à Provins, un jeune homme qui avait assassiné un bourgeois et une bourgeoise, puis violé la servante sur place et bu toute la cave. Or, pour voir guillotiner cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la veille, plus de dix mille gens de la campagne. Comme les auberges n’étaient pas suffisantes, beaucoup ont passé la nuit dehors et ont couché dans la neige. L’affluence était telle que le pain a manqué. Ô suffrage universel ! Sophistes ! Ô charlatans ! Déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du progrès ! Moralisez, faites des lois, des plans ! Réformez-moi la bête féroce. Quand même vous auriez arraché les canines du tigre, et qu’il ne pourrait plus manger que de la bouillie, il lui restera toujours son cœur de carnassier ! Et ainsi le cannibale perce sous le bourgeron populaire, comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet de soie noire du bourgeois. Qu’est-ce que tout cela nous fout ? Faisons notre devoir, nous autres. Que la Providence fasse le sien !

Tu me dis que rien bientôt ne pourra plus t’arracher de larmes. Tant mieux, car rien n’en mérite, si ce n’est des larmes de rire, « pour ce que rire est le propre de l’homme ».

Bouilhet me paraît très content de la Sylphide. […] Il est, du reste, peu exalté. C’est comme ça qu’il faut être. Laissez l’exaltation à l’élément musculaire et charnel, afin que l’intellectuel soit toujours serein. Les passions, pour l’artiste, doivent être l’accompagnement de la vie ; l’art en est le chant. Mais si les notes d’en bas montent sur la mélodie, tout s’embrouille.

Aussi moi, gardant chaque chose à sa place, je vis par casiers. J’ai des tiroirs, je suis plein de compartiments comme une bonne malle de voyage, et ficelé en dessus, sanglé à triple étrivière.

Maintenant je pose ton doigt à une place secrète, ta pensée sur un coin caché et qui est plein de toi-même et je vais m’endormir avec ton image et en t’envoyant mille baisers.

À toi. Ton G.