Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0448

Louis Conard (Volume 3p. 412-419).

448. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mercredi, 11 heures du soir
[28 décembre 1853].

Sais-tu ce que je viens de faire, depuis deux heures de l’après-midi, sans désemparer ? De classer, de ranger toute ma correspondance depuis quinze ans. J’en avais plein trois énormes boîtes et quatre cartons ! Je n’ai lu que les écritures qui m’étaient inconnues. Que de gens morts ! Combien il y en a aussi d’oubliés ! J’ai fait là des découvertes très tristes et d’autres très farces. Les yeux me piquent à force d’avoir feuilleté et j’ai les reins fatigués d’être resté si longtemps courbé. Mais voilà un bon débarras de moins ! Je pourrai maintenant commencer l’épuration avec méthode. J’ai brûlé beaucoup de lettres de Mme Didier et de la Sylphide à ton adresse. Je n’ai point retrouvé celle de Gagne. Où est-elle ? Il est vrai que je ne l’ai point cherchée. Les tiennes, cher amour, emplissent tout un carton. Elles sont à part avec les petits objets qui viennent de toi. J’ai revu la branche verte qui était sur ton chapeau à notre premier voyage à Mantes, les pantoufles du premier soir et un mouchoir à moi, […]. J’ai bien envie de t’embrasser ce soir. Je mets mes lèvres sur les tiennes et je t’étreins du plus profond de moi-même, et partout. À la fin du mois prochain nous nous reverrons ! Voici une année qui vient. À l’autre jour de l’an, si je ne suis pas encore à Paris, j’y aurai du moins mon logement, car je vois qu’il faudra s’y prendre de bonne heure à cause de l’Exposition. Du reste, la Bovary avance. La […] est faite et je la laisse, parce que je commence à faire des bêtises. Il faut savoir s’arrêter dans les corrections, d’autant qu’on ne voit pas bien les proportions d’un passage quand on est resté dessus trop longtemps. J’attends Bouilhet avec anxiété pour lui lire ce qu’il ne connaît pas. Sa dernière lettre était des plus tristes. Ce que j’avais prévu arrive, Paris l’assombrit. Mais je m’en vais tâcher de lui remonter le moral, comme dirait mon pharmacien. À l’heure qu’il est, il doit être arrivé à Rouen et se livrer avec Léonie à des […] violents et réitérés, à moins que la Sylphide ne lui ait pris tout son suc.

Rien n’est plus vrai que tout ce que tu dis dans ta dernière lettre sur les femmes qui viennent chez toi. Sois sûre qu’elles sont toutes jalouses de ta personne et qu’au fond la Sylphide t’exècre. Cela est dans l’ordre. Elle fera tout son possible pour te brouiller avec Bouilhet. Les femmes ne veulent le partage de rien, et qui n’est pas à elles complètement est contre elles. Tu as tout ce qu’il faut pour te faire détester de ce sexe : beauté, esprit, franchise, etc. Pourquoi donc prends-tu toujours sa défense ? Il faut être du côté des forts.

Sois sans inquiétude, pauvre amie : ma santé est meilleure que jamais. Rien de ce qui vient de moi ne me fait de mal. C’est l’élément externe qui me blesse, m’agite et m’use. Je pourrais travailler dix ans de suite dans la plus austère solitude sans avoir un mal de tête ; tandis qu’une porte qui grince, la mine d’un bourgeois, une proposition saugrenue, etc., me font battre le cœur, me révolutionnent. Je suis comme ces lacs des Alpes qui s’agitent aux brises des vallées (à ce qui souffle d’en bas à ras du sol) ; mais les grands vents des sommets passent par-dessus sans rider leur surface et ne servent au contraire qu’à chasser la brume. Et puis, ce qui plaît fait-il jamais du mal ? La vocation suivie patiemment et naïvement devient une fonction presque physique, une manière d’exister qui embrasse tout l’individu. Les dangers de l’excès sont impossibles pour les natures exagérées.

J’ai reçu avec infiniment de plaisir la nouvelle de la chute de Mrs Augier et Sandeau[1]. Que ces deux canailles-là aient un raplatissement congru, tant mieux, charmant ! Je suis toujours charmé de voir les gens d’argent enfoncés.

Ah ! gens d’esprit, qui vous moquez de l’art par amour des petits sous, gagnez-en donc de l’argent ! Quand je songe que quantité de gens de lettres maintenant jouent à la Bourse ! Si cela n’est pas à faire vomir ! Quoique la Seine, à cette heure, soit froide, j’y prendrais de suite un bain pour avoir le plaisir de les voir crever de faim dans le ruisseau, tous ces misérables-là. Rien ne m’indigne plus, dans la vie réelle, que la confusion des genres. Comme tous ces poètes-là eussent été de bons épiciers, il y a cent ans, quand il était impossible de gagner de l’argent avec sa plume ! quand ce n’était pas un métier (la colère qui m’étouffe m’empêche de pouvoir écrire — littéral). La mine de Badinguet, indigné de la pièce, ou plutôt de l’accueil fait à la pièce ! Hénaurme ! splendide ! Ce bon Badinguet qui désire des chefs-d’œuvre, en cinq actes encore, et pour relever les Français ! Comme si ce n’était pas assez d’avoir relevé l’ordre, la religion, la famille, la propriété, etc., sans vouloir relever les Français ! Quelle nécessité ? Mais quelle rage de restauration ! Laisse donc crever ce qui a envie de mourir. Un peu de ruines, de grâce (c’est une des conditions du paysage historique et social) ! Ce pauvre Augier, qui dîne si bien, qui a tant d’esprit, et qui me déclarait, à moi, « n’avoir jamais fourré le nez dans ce bouquin-là » (en parlant de la Bible) !

As-tu jamais remarqué comme tout ce qui est pouvoir est stupide en fait d’Art ? Ces excellents gouvernements (rois ou républiques) s’imaginent qu’il n’y a qu’à commander la besogne, et qu’on va leur fournir. Ils instituent des prix, des encouragements, des académies, et ils n’oublient qu’une seule chose, une toute petite chose, sans laquelle rien ne vit : l’atmosphère. Il y a deux espèces de littératures, celle que j’appellerais la nationale (et la meilleure) ; puis la lettrée, l’individuelle. Pour la réalisation de la première, il faut dans la masse un fonds d’idées communes, une solidarité (qui n’existe pas), un lien ; et pour l’entière expansion de l’autre, il faut la liberté. Mais quoi dire, et sur quoi parler maintenant ? Cela ira en empirant ; je le souhaite et je l’espère. J’aime mieux le néant que le mal, et la poussière que la pourriture. Et puis l’on se relèvera ! l’aurore reviendra ! Nous n’y serons plus ! Qu’importe ?

Je suis navré de ce que tu me dis de ce pauvre et excellent Delisle ! Personne ne plaint plus que moi la gêne (il faudrait écrire gehenne) matérielle, et devant ces misères j’ai l’air d’une canaille, moi qui suis à me chauffer devant un bon feu, le ventre plein et dans une robe de soie ! Mais je ne suis pas riche. Oh si je l’étais, rien ne souffrirait autour de moi. J’aime que tout ce que je vois, tout ce qui m’entoure de près ou de loin, tout ce qui me touche enfin, soit bien et beau. Que n’ai-je cent mille francs de rentes ! Dans quel château nous vivrions tous ! J’ai tout juste ce qu’il faut pour vivre honorablement, comme dit le monde (qui n’est pas difficile en fait d’honneur). Enfin c’est déjà beaucoup ! Et je remercie le ciel, ou plutôt l’âge, de n’avoir plus les besoins de luxe que j’avais jadis. Mais je voudrais aider ceux que j’aime. Va, pauvre muse, si quelqu’un a désiré pour sa maîtresse de l’argent, c’est bien moi. Que ne puis-je en avoir pour Delisle aussi, et pour Bouilhet, pour lui faire imprimer son volume etc. Que puis-je faire pour Delisle ? Lui prendre de ses exemplaires ? Cela est impossible, il saura que c’est nous. Si tu trouves quelqu’un de sûr et d’un secret inviolable, dis-le-moi !

Je ne t’ai point parlé de son Tigre[2] ; j’ai oublié l’autre jour. Eh bien, j’aime mieux le Bœuf[3], et de beaucoup. Voici mes raisons. Je trouve la pièce inégale et faite comme en deux parties. Toute la seconde, à partir de « Lui, baigné par la flamme… » est superbe. Mais il y a bien des choses dans ce qui précède que je n’aime pas. D’abord la position de la bête qui s’endort le ventre en l’air, ne me semble pas naturelle : jamais un quadrupède ne s’endort le ventre en l’air.

La langue rude et rose va pendant.

 
Dur ! et va pendant est exagéré de tournure. Ce vers :

Toute rumeur s’éteint autour de son repos,


est disparate de ton avec tout ce qui précède et tout ce qui suit. Ces deux mots rumeur et repos, qui sont presque métaphysiques, qui sont non imaginés, me semblent d’un effet mou et lâche. Ainsi intercalé dans une description très précise, je vois bien qu’il a voulu mettre un vers de transition très calme et simple. Eh bien, alors, s’éteint est chargé, car c’est une métaphore par soi-même. Ensuite, nous perdons trop le tigre de vue avec la panthère, les pythons, la cantharide (ou bien alors il n’y en a pas assez ; le plan secondaire, n’étant pas assez long, se mêle un peu au principal et l’encombre). Musculeux, à pythons, ne me semble pas heureux ; sur les serpents, voit-on saillir les muscles ? Le roi rayé, voilà un accolement de mots disparates : le roi (métaphore) rayé (technique). Si c’est roi qui est l’idée principale, il faut une épithète dérivant de l’idée de roi. Si c’est rayé, au contraire, sur qui doit se porter l’attention, il faut un substantif en rapport avec rayé, et il faut appeler le tigre d’un nom qui, dans la nature, ait des raies. Or un roi n’est pas rayé. À partir de là, la pièce me paraît fort belle.

Mais l’ombre en nappe noire à l’horizon descend

est bien ample, bien calme.

Le vent passe au sommet des bambous, il s’envole
Et ..................

Superbe. Je n’aime pas à cette place, dans un milieu si raide, les nocturnes gazelles, pour dire qui viennent pendant la nuit. C’est une expression latine ; n’importe, c’est trop poétique à côté d’un vers aussi vrai que celui-ci :

Le frisson de la faim fait palpiter son flanc.

Quant aux quatre derniers, ils sont sublimes.

Je te prie de ne point lui faire part de mes impressions. Ce bon garçon est assez malheureux maintenant sans que mes critiques s’y joignent. Et toi ? J’attends la Servante ; je te la renverrai épluchée. C’est au mois de février, tu sais, enfin à mon prochain voyage, que je te ferai mon petit cadeau de jour de l’an ! Je t’envoie mille baisers.

Adieu, chère Louise. À toi.

Ton G.

P. S. Énault doit être splendide, depuis qu’il est revenu d’Orient. Nous allons avoir encore un voyage d’Orient ! impressions de Jérusalem ! Ah ! mon Dieu ! descriptions de pipes et de turbans. On va nous apprendre encore ce que c’est qu’un bain, etc.

Mes compliments sur le sonnet. Mais quel est l’indécent ou l’indécente qui a composé le dernier vers ? On n’est jamais trop long ; on ne peut être que trop gros.


  1. La Pierre de Touche venait d’être accueillie très froidement au Théâtre-Français et jugée avec des réserves malveillantes par la critique.
  2. Les Jungles (Poèmes Barbares).
  3. Fultus Hyacintho (Poèmes Antiques).