Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0447

Louis Conard (Volume 3p. 408-412).

447. À LOUIS BOUILHET.
[Croisset, décembre 1853, entre le 15 et le 27.]

Journée pleine ! et que je m’en vais te narrer. J’ai vu Léonie, j’ai vu des sauvages, j’ai vu Dubuget, Védie[1], etc. Commençons par le plus beau, les sauvages.

Ce sont les Cafres dont, moyennant la somme de cinq sols, on se procure l’exhibition, Grande-Rue, 11. Eux et leur cornac m’ont l’air de mourir de faim, et la haute société rouennaise n’y abonde pas. Il n’y avait comme spectateurs que sept à huit blouses, dans un méchant appartement enfumé où j’ai attendu quelque temps. Après quoi une espèce de bête fauve, portant une peau de tigre sur le dos et poussant des cris inarticulés, a paru, puis d’autres. Ils sont montés sur leur estrade et se sont accroupis comme des singes autour d’un pot de braise. Hideux, splendides, couverts d’amulettes, de tatouages, maigres comme des squelettes, couleur de vieilles pipes culottées, face aplatie, dents blanches, œil démesuré, regards éperdus de tristesse, d’étonnement, d’abrutissement, ils étaient quatre et ils grouillaient autour de ces charbons allumés, comme une nichée de lapins. Le crépuscule et la neige qui blanchissait les toits d’en face les couvraient d’un ton pâle. Il me semblait voir les premiers hommes de la terre. Cela venait de naître et rampait encore avec les crapauds et les crocodiles. J’ai vu un paysage de je ne sais où. Le ciel est bas, les nuages couleur d’ardoise. Une fumée d’herbes sèches sort d’une cabane en bambous jaunes, et un instrument de musique, qui n’a qu’une corde, répète toujours la même note grêle, pour endormir et charmer la mélancolie bégayante d’un peuple idiot. Parmi eux est une vieille femme de 50 ans qui m’a fait des avances lubriques ; elle voulait m’embrasser. La société était ébouriffée. Durant un quart d’heure que je suis resté là, ce n’a été qu’une longue déclaration d’amour de la sauvagesse à mon endroit. Malheureusement le cornac ne les entend guère et il n’a pu me rien traduire. Quoiqu’il prétende qu’ils sachent un peu l’anglais, ils n’en comprennent pas un mot, car je leur ai adressé quelques questions qui sont restées sans réponse. J’ai pu dire comme Montaigne : « Mais je fus bien empesché par la bêtise de mon interprète », lorsqu’il voyait, lui aussi, et à Rouen, des Brésiliens, lors du sacre de Charles IX.

Qu’ai-je donc en moi pour me faire chérir à première vue par tout ce qui est crétin, fou, idiot, sauvage ? Ces pauvres natures-là comprennent-elles que je suis de leur monde ? Devinent-elles que je suis de leur monde ? Devinent-elles une sympathie ? Sentent-elles, d’elles à moi, un lien quelconque ? Mais cela est infaillible. Les crétins du Valais, les fous du Caire, les santons de la haute Égypte m’ont persécuté de leurs protestations ! Pourquoi ? Cela me charme à la fois et m’effraie. Aujourd’hui, tout le temps de cette visite, le cœur me battait à me casser les côtes. J’y retournerai. Je veux épuiser cela.

J’ai une envie démesurée d’inviter les sauvages à déjeuner à Croisset. Si tu étais là, ce serait une très belle charge à faire. Une seule chose me retient et me retiendra, c’est la peur de paraître vouloir poser. Que de concessions ne fait-on pas à la crainte de l’originalité apparente !

Comme contraste, en sortant, j’ai rencontré Védie. Voilà les deux bouts de l’humanité ! Cela a complété mon plaisir. J’ai fait des rapprochements. Il m’a salué, en passant, d’un air dégagé.

Puis je trouvai Léonie grelottant de froid et charmante, excellente et bonne femme. Elle s’embête, m’a-t-elle dit, énormément. Elle n’a pas mis le pied dehors depuis trois semaines. J’y suis resté deux heures. Nous avons beaucoup devisé de l’existence. C’est une créature d’un rare bon sens et qui la connaît, l’existence. Elle me paraît avoir peu d’illusions ; tant mieux. Les illusions tombent, mais les âmes-cyprès sont toujours vertes. Ensuite visite à la bibliothèque, neige épouvantable, perdition des bottes, coupe de cheveux chez Dubuget. Il porte maintenant des cols rabattus comme un barde de salon. Il m’a demandé si « j’éprouvais beaucoup d’intempéries au bord de l’eau », voulant apparemment savoir s’il faisait très froid à la campagne. Quant à la calvitie, pas un mot, point le moindre trait. Je suis sorti soulagé d’un poids de 75 kilogrammes.

Au bas de la rue Grand-Pont, j’ai songé qu’il fallait me réchauffer par quelque chose de violent et, pensant fort à toi, et je dirai presque à ton intention, je suis entré chez Thillard où j’ai pris un « cahoé » avec un horrifique verre de fil en quatre, ce qui ne m’a pas empêché de parfaitement dîner chez Achille. Joli ordinaire chez ce garçon-là ! Joli ! joli ! Pourquoi s’informe-t-il de toi avec un intérêt tel que j’en suis attendri ?

Je suis revenu à dix heures, couvert de mon tarbouch, enfoncé dans ma pelisse, toutes glaces ouvertes et fumant. La plaine de Bapeaume était comme un steppe de Russie. La rivière toute noire, les arbres noirs. La lune étalait sur la neige des moires de satin. Les maisons avaient un air d’ours blanc qui dort. Quel calme ! Comme ça se fiche de nous, la nature ! J’ai pensé à des courses en traîneau, aux rennes soufflant dans le brouillard et aux bandes de loups qui jappent derrière vous en courant. Leurs prunelles brillent à droite et à gauche comme des charbons, de place en place, au bord de la route.

Et ces pauvres Cafres, maintenant, à quoi rêvent-ils ?

Dans le numéro de la Revue de Paris du 15, à la chronique littéraire, diatribe contre « l’Art pour l’art ». « Le temps en est passé, etc. » « On a compris, etc. ». Je te recommande, du sieur Castille, de jolis dialogues dans la dernière nouvelle : « Aspiration au pouvoir. » Quel langage ! quels mots !

Comment va cette pauvre Muse ? Qu’en fais-tu ? Que dit-elle ? Elle m’écrit moins souvent. Je crois qu’au fond elle est lasse de moi. À qui la faute ? À la destinée. Car moi, dans tout cela, je me sens la conscience parfaitement en repos et trouve que je n’ai rien à me reprocher. Toute autre à sa place serait lasse aussi. Je n’ai rien d’aimable et je le dis là au sens profond du mot. Elle est bien la seule qui m’ait aimé. Est-ce là une malédiction que le ciel lui a envoyée ? Si elle l’osait, elle affirmerait que je ne l’aime pas. Elle se trompe pourtant.


  1. Chirurgien.