Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0444

Louis Conard (Volume 3p. 396-399).

444. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de mercredi, 1 heure
[14 décembre 1853].

Voilà sept jours que je vis d’une drôle de manière, et charmante. C’est d’une régularité si continue qu’il m’est impossible de m’en rien rappeler, si ce n’est l’impression. Je me couche fort tard et me lève de même. Le jour tombe de bonne heure, j’existe à la lueur des flambeaux ou plutôt de ma lampe. Je n’entends ni un pas ni une voix humaine, je ne sais ce que font les domestiques, ils me servent comme des ombres. Je dîne avec mon chien ; je fume beaucoup, me chauffe raide et travaille fort : c’est superbe ! Quoique ma mère ne me dérange guère d’habitude, je sens pourtant une différence et je peux, du matin au soir et sans qu’aucun incident, si léger qu’il soit, me dérange, suivre la même idée et retourner la même phrase. Pourquoi sens-je cet allégement dans la solitude ? Pourquoi étais-je si gai et si bien portant (physiquement) dès que j’entrais dans le désert ? Pourquoi tout enfant m’enfermais-je seul pendant des heures dans un appartement ? La civilisation n’a point usé chez moi la bosse du sauvage, et malgré le sang de mes ancêtres (que j’ignore complètement et qui sans doute étaient de fort honnêtes gens), je crois qu’il y a en moi du Tartare et du Scythe, du Bédouin, de la (sic) Peau-Rouge. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a du moine. J’ai toujours beaucoup admiré ces bons gaillards qui vivaient solitairement, soit dans l’ivrognerie ou dans le mysticisme. Cela était un joli soufflet donné à la race humaine, à la vie sociale, à l’utile, au bien-être commun. Mais maintenant ! L’individualité est un crime. Le XVIIIe siècle a nié l’âme, et le travail du XIXe sera peut-être de tuer l’homme. Tant mieux de crever avant la fin ! car je crois qu’ils réussiront. Quand je pense que presque tous les gens de ma connaissance s’étonnent de la manière dont je vis, laquelle à moi me semble être la plus naturelle et la plus normale ! Cela me fait faire des réflexions tristes sur la corruption de mon espèce, car c’est une corruption que de ne pas se suffire à soi-même. L’âme doit être complète en soi. Il n’y a pas besoin de gravir les montagnes ou de descendre au fleuve pour chercher de l’eau. Dans un espace grand comme la main, enfoncez la sonde et frappez dessus, il jaillira des fontaines. Le puits artésien est un symbole et les Chinois, qui l’ont connu de tout temps, un grand peuple.

Si tu étais dans ces principes-là, chère Muse, tu pleurerais moins et tu ne serais pas maintenant à recorriger la Servante. Mais non, tu t’acharnes à la vie ; tu veux faire résonner ce sot tambour qui vous crève sous le poing à tout moment et dont la musique n’est belle qu’en sourdine, quand on lâche les cordes au lieu de les tendre. Tu aimes l’existence, toi ; tu es une païenne et une méridionale ; tu respectes les passions et tu aspires au bonheur. Ah ! cela était bon quand on portait la pourpre au dos, quand on vivait sous un ciel bleu et quand, dans une atmosphère sereine, les idées, jeunes écloses, chantaient sous des formes neuves, comme sous un feuillage d’avril des moineaux joyeux. Mais moi je la déteste, la vie. Je suis un catholique ; j’ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. Mes tendresses d’esprit sont pour les inactifs, pour les ascètes, pour les rêveurs. Je suis embêté de m’habiller, de me déshabiller, de manger, etc. Si je n’avais peur du hachisch, je m’en bourrerais au lieu de pain et, si j’ai encore trente ans à vivre, je les passerais ainsi, couché sur le dos, inerte et à l’état de bûche. J’avais cru que tu me tiendrais compagnie dans mon âme, et qu’il y aurait autour de nous deux un grand cercle qui nous séparerait des autres. Mais non. Il te faut, à toi, les choses normales et voulues. Je ne suis pas « comme un amant doit être ». En effet, peu de gens me trouvent « comme un jeune homme doit être ». Il te faut des preuves, des faits. Tu m’aimes énormément, beaucoup plus qu’on ne m’a jamais aimé et qu’on ne m’aimera. Mais tu m’aimes comme une autre m’aimerait, avec la même préoccupation des plans secondaires et les mêmes misères incessantes.

Tu t’irrites pour un logement, pour un départ, pour une connaissance que je vais voir. Et si tu crois que ça me fâche ? Non, non. Mais cela me chagrine et me désole pour toi. Comprends-le donc ! tu me fais l’effet d’un enfant qui prend toujours les couteaux de sa poupée pour se hacher les doigts et qui se plaint des couteaux. L’enfant a raison, car ses pauvres doigts saignent. Mais est-ce la faute des couteaux ? Ne faut-il plus qu’il y ait de fer au monde ? Il faut alors prendre des soldats de plomb. Cela est facile à tordre.

Ah ! Louise ! Louise ! chère et vieille amie, car voilà huit ans bientôt que nous nous connaissons, tu m’accuses ! Mais t’ai-je jamais menti ? Où sont les serments que j’ai violés, et les phrases que j’ai dites que je ne redise point ? Qu’y a-t-il de changé en moi, si ce n’est toi ? Ne sais-tu pas que je ne suis plus un adolescent et que je l’ai toujours regretté pour toi et pour moi ? Comment veux-tu qu’un homme abruti d’Art comme je le suis, continuellement affamé d’un idéal qu’il n’atteint jamais, dont la sensibilité est plus aiguisée qu’une lame de rasoir, et qui passe sa vie à battre le briquet dessus pour en faire jaillir des étincelles, etc., etc. (exercice qui fait des brèches à ladite lame), comment veux-tu que celui-là aime avec un cœur de vingt ans et qu’il ait cette ingéniosité (sic) des passions qui en est la fleur ? Tu me parles de tes derniers beaux jours. Il y a longtemps que les miens sont partis, et je ne les regrette pas. Tout cela était fini à 18 ans. Mais des gens comme nous devraient prendre un autre langage pour parler d’eux-mêmes. Nous ne devons avoir ni beaux ni vilains jours. Héraclite s’est crevé les yeux pour mieux voir ce soleil dont je parle. Allons, adieu. Écoute Bouilhet. C’est un maître homme et qui non seulement sait faire des vers, mais qui a du jugement, comme disent les bourgeois, chose qui manque généralement aux bourgeois et aussi aux poètes.

Adieu encore ; mille baisers au cœur ; à toi.

Ton G.