Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0443

Louis Conard (Volume 3p. 393-395).

443. À LOUIS BOUILHET.
[Croisset, 10 décembre (?) 1853.]

Tu as dû dîner ce soir avec ma mère, et Caroline t’aura embrassé de ma part, pauvre cher vieux. Il me fait plaisir que ta première visite rouennaise ait été celle-là. Moi, me voilà donc resté seul ici comme un roquentin, comme un ours, comme un « meschant ». Je fais un feu atroce et je n’entends que le murmure de la flamme avec les palpitations régulières de ma pendule. Le seul bruit humain que j’aie perçu depuis tantôt a été une gueulade d’hommes soûls qui ont passé tout à l’heure, en chantant. Il en va être ainsi pendant trois semaines. Je suis curieux de voir la mine que je vais faire. J’éprouverai si l’homme décidément est un animal sociable.

J’espère d’ici à ton arrivée avancer ferme la Bovary. Si ma scène d’amour n’est pas faite, elle le sera aux trois quarts. Sais-tu combien les comices (recopiés) tiennent de pages ? 23. Et j’y suis depuis le commencement de septembre. Quels piètres primesautiers nous faisons, avouons-le !

J’ai relu hier toute la première partie. Cela m’a paru maigre. Mais ça marche (?). Le pire de la chose est que les préparatifs psychologiques, pittoresques, grotesques, etc. qui précèdent, étant fort longs, exigent, je crois, un développement d’action qui soit en rapport avec eux. Il ne faut pas que le prologue emporte le récit (quelque déguisé et fondu que soit le récit), et j’aurai fort à faire pour établir une proportion à peu près égale entre les aventures et les pensées. En délayant tout le dramatique, je pense y arriver à peu près. Mais il aura donc 75 000 pages, ce bougre de roman-là ! Et quand finira-t-il ?

Je ne suis pas mécontent de mon article de Homais (indirect et avec citations). Il rehausse les comices et les fait paraître plus courts parce qu’il les résume.

Et toi, vieux, ton Homme avance-t-il ? Envoie-moi donc quelque chose. Je ne suis pas difficile sur la quantité, tu le sais.

Pourquoi crois-je que d’ici à peu nous aurons du sieur Théo des fossiles quelconques, comme nous avons eu du latin après Melaenis ? était-il bête, l’autre jour, ce brave garçon ! (Son acharnement sur « écarté », sa théorie qu’il ne faut pas être harmonieux, etc.). Allons, pas fort ! pas fort du tout ! Si tu savais comme je t’ai aimé frénétiquement quand, au coin de la rue, après l’avoir quitté, tu m’as dit : « Non… non… solide comme la colonne ! comme la colonne ! s… n… de D… ! »

Oui, il ne faut pas nous démonter ! Ne prenons aucun souci de tout cela et causons un peu des gars Texier et Du Camp. C’était charmant ! très coquet ! Et l’excuse « il était si jeune » est un mot, un mot historique. C’est peut-être par là que Du Camp passera à la postérité. Comme basse bêtise, ineptie, maladresse et grossièreté, il est de la famille de « je crois que tu as un ramollissement au cerveau ». Voilà de ces choses qu’il faut colporter et ne point se gêner de redire.

J’ai trouvé la Muse peu forte en cette circonstance. À ta place, dit-elle, elle eût fait explosion. Oh ! non ! non ! C’eût été une sottise, car tout homme médiocre considérant le blâme comme quelque chose de désagréable, il s’ensuit que l’on doit prendre pour baume toute la fange qu’on nous prodigue. Quand on descend dans la rue et que vient à souffler sur nous la poussière des passions et des bêtises humaines, il faut courber la tête, se rouler dans son manteau et passer droit. Puis, à la porte du sanctuaire, on rejette toute cette ordure avec un rand mouvement d’épaule.

Tu serais bien maladroit de leur donner les Fossiles pour rien. Dans ce cas-là, il vaudrait mieux les donner à n’importe quel journal, le Pays (?), la Presse (?), qui te les prendrait comme variétés. Mais pousse le père Babinet pour la Revue des Deux-Mondes.

Sais-tu que tes lettres sont bien courtes, mon pauvre vieux ! Je ne sais pas comment tu es installé, comment tu vis… De quelle façon arranges-tu tes heures ? Tu dois te trouver avoir beaucoup de temps à toi. Que cogites-tu entre les vers ? Mes compliments à Pétrus Borel et apporte-le-moi quand tu viendras.