Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0432

Louis Conard (Volume 3p. 364-368).

432. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mercredi, minuit [12 octobre 1853].

J’ai la tête en feu, comme il me souvient de l’avoir eue après de longs jours passés à cheval. C’est que j’ai aujourd’hui rudement chevauché ma plume. J’écris depuis midi et demi sans désemparer (sauf de temps à autre pendant cinq minutes pour fumer une pipe, et une heure tantôt pour dîner). Mes comices m’embêtaient tellement que j’ai lâché là, pour jusqu’à ce qu’ils soient finis, grec et latin. Et je ne fais plus que ça à partir d’aujourd’hui. Ça dure trop ! Il y a de quoi crever, et puis je veux t’aller voir.

Bouilhet prétend que ce sera la plus belle scène du livre. Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle sera neuve et que l’intention en est bonne. Si jamais les effets d’une symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là. Il faut que ça hurle par l’ensemble, qu’on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d’amour et des phrases d’administrateurs. Il y a du soleil sur tout cela, et des coups de vent qui font remuer les grands bonnets. Mais les passages les plus difficiles de Saint Antoine étaient jeux d’enfant en comparaison. J’arrive au dramatique rien que par l’entrelacement du dialogue et les oppositions de caractère. Je suis maintenant en plein. Avant huit jours, j’aurai passé le nœud d’où tout dépend. Ma cervelle me semble petite pour embrasser d’un seul coup d’œil cette situation complexe. J’écris dix pages à la fois, sautant d’une phrase à l’autre. Il faut pourtant qu’un de ces jours j’écrive au Crocodile. Il a perdu l’adresse de Mme Farmer et ne pourrait nous adresser de lettres que de Jersey directement, ce qui est à éviter autant que possible.

Je suis presque sûr que Gautier ne t’a pas vue dans la rue lorsqu’il ne t’a pas saluée. Il est fort myope, comme moi, à qui pareilles choses sont coutumières. C’eût été une insolence gratuite, qui n’est pas du reste dans ses allures ; c’est un gros bonhomme fort pacifique et très putain. Quant à épouser les animosités de l’ami, j’en doute fort, à la manière dont il m’en a parlé le premier. La dédicace, malgré ton opinion, ne prouve rien du tout : pose et repose. Le pauvre garçon se raccroche à tout, accole son nom à tout. Quelle descente que ce Nil ! Si quelque chose pouvait me raffermir dans mes théories littéraires, ce serait bien lui. Plus le temps s’éloigne où Du Camp suivait mes avis et plus il dégringole, car il y a de Tagahor au Nil une décadence effrayante et, en passant par le Livre posthume qui est leur intermédiaire, le voilà maintenant au plus bas, et de la force du jeune Delessert ; ça ne vaut pas mieux. La proposition de Jacottet m’a étrangement révolté, et tu as eu bien raison. Toi, aller faire des politesses à un galopin pareil ! Ah ! non, non, ah ! non.

Quelle étrange créature tu fais, chère Louise, pour m’envoyer encore des diatribes, comme dirait mon pharmacien ! Tu me demandes une chose, je te dis oui, je te la repromets, et tu grondes encore ! Eh bien, puisque tu ne me caches rien (ce dont je t’approuve), moi je ne te cache pas que cette idée me paraît un tic chez toi. Tu veux établir entre des affections de nature différente une liaison dont je ne vois pas le sens, et encore moins l’utilité. Je ne comprends pas du tout comment les politesses que tu me fais à Paris engagent ma mère en rien. Ainsi j’ai été pendant trois ans chez Schlésinger où elle n’a jamais mis les pieds. De même que voilà huit ans que Bouilhet vient coucher, dîner et déjeuner tous les dimanches ici, sans que nous ayons eu une fois révélation de sa mère, qui vient à Rouen à peu près tous les mois. Et je t’assure bien que la mienne n’en est nullement choquée. Enfin, il sera fait selon ton désir. Je te promets, je te jure, que je lui exposerai tes raisons et que je la prierai de faire que vous vous voyiez. Quant au reste, avec la meilleure volonté du monde, je n’y peux rien. Peut-être vous conviendrez-vous beaucoup, peut-être vous déplairez-vous énormément. La bonne femme est peu liante et elle a cessé de voir non seulement toutes ses anciennes connaissances, mais ses amies même. Je ne lui en connais plus qu’une, et celle-là n’habite pas le pays.

Je viens de finir la Correspondance de Boileau. Il était moins étroit dans l’intimité qu’en Apollon. J’ai vu là bien des confidences qui corrigent ses jugements. Télémaque est assez durement jugé[1], etc., et il avoue que Malherbe n’était pas né poète. N’as-tu pas remarqué combien ça a peu de volée, les correspondances des bonshommes de cette époque-là ? On était terre à terre, en somme. Le lyrisme, en France, est une faculté toute nouvelle. Je crois que l’éducation des jésuites a fait un mal inconcevable aux lettres. Ils ont enlevé de l’Art la nature. Depuis la fin du XVIe siècle jusqu’à Hugo, tous les livres, quelque beaux qu’ils soient, sentent la poussière du collège. Je m’en vais relire ainsi tout mon français et préparer de longue main mon Histoire du sentiment poétique en France. Il faut faire de la critique comme on fait de l’histoire naturelle, avec absence d’idée morale. Il ne s’agit pas de déclamer sur telle ou telle forme, mais bien d’exposer en quoi elle consiste, comment elle se rattache à une autre et par quoi elle vit (l’esthétique attend son Geoffroy Saint-Hilaire, ce grand homme qui a montré la légitimité des monstres). Quand on aura, pendant quelque temps, traité l’âme humaine avec l’impartialité que l’on met dans les sciences physiques à étudier la matière, on aura fait un pas immense. C’est le seul moyen à l’humanité de se mettre un peu au-dessus d’elle-même. Elle se considérera alors franchement, purement, dans le miroir de ses œuvres. Elle sera comme Dieu, elle se jugera d’en haut. Eh bien, je crois cela faisable. C’est peut-être, comme pour les mathématiques, rien qu’une méthode à trouver. Elle sera applicable avant tout à l’art et à la Religion, ces deux grandes manifestations de l’idée. Que l’on commence ainsi je suppose : la première idée de Dieu étant donnée (la plus faible possible), le premier sentiment poétique naissant (le plus mince qu’il soit), trouver d’abord sa manifestation, et on la trouvera aisément chez l’enfant, le sauvage, etc. Voilà donc un premier point. Là, vous établissez déjà des rapports. Puis, que l’on continue, et en tenant compte de tous les contingents relatifs, climat, langue, etc. Donc, de degré en degré, on peut s’élever ainsi jusqu’à l’Art de l’avenir, et à l’hypothèse du Beau, à la conception claire de sa réalité, à ce type idéal enfin où tout notre effort doit tendre. Mais ce n’est pas moi qui me chargerai de la besogne, j’ai d’autres plumes à tailler.

Adieu. Je t’embrasse sur les yeux.

À toi. Ton G.

  1. Dans sa lettre du 10 novembre 1699, Boileau écrit à Brossette : « Il y a de l’agrément dans ce livre (Télémaque) et une imitation de l’Odyssée que j’approuve fort. »