Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0412
Je suis arrivé ici hier au soir à 7 heures et demie, très fatigué des diligences et carrioles qui m’y ont amené. Pour prendre le paquebot, il eût fallu partir de Rouen dans la nuit, à 3 heures.
Quel volume je pourrais écrire ce soir, si l’expression était aussi rapide que la pensée ! Depuis trente-six heures je navigue dans les plus vieux souvenirs de ma vie, et j’en éprouve une lassitude presque physique. Quand je suis arrivé hier, le soleil se couchait sur la mer, il était comme un grand disque de confiture de groseille. Voilà six ans qu’à la même époque de l’année j’y suis arrivé à 2 heures du matin, à pied, avec Maxime, sac au dos, en revenant de Bretagne. Que de choses depuis ! Mais l’entrée qui domine toutes les autres est celle que je fis en 1843. C’était à la fin de ma première année de droit. J’arrivais de Paris, seul. J’avais quitté la diligence à Pont-l’évêque, à trois lieues d’ici, et j’arrivais à pied, par un beau clair de lune, vers 3 heures du matin. Je me rappelle encore la veste de toile et le bâton blanc que je portais, et quelle dilatation j’ai eue en aspirant de loin l’odeur salée de la mer. Il n’y a que cela que je retrouve, l’odeur ; tout le reste est changé. Paris a envahi ce pauvre pays plein maintenant de chalets dans le goût de ceux d’Enghien. Tout est plein de culottes de peau, de livrées, de beaux messieurs, de belles dames. Cette plage, où je me promenais jadis sans caleçon, est maintenant décorée de sergents de ville ; il y a des lignes de démarcation pour les deux sexes.
Nature au front serein, comme vous oubliez,
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !
Il faut que la vie de l’homme soit bien longue, puisque les maisons, les pierres, la terre, tout cela a le temps de changer entre deux états de l’âme ! J’ai vu à notre ancienne maison, celle que nous avons habitée pendant quatre ans de suite, des rochers factices. Le rire m’a empêché les pleurs. C’est devenu la propriété d’un agent de change de Paris, et tout le monde s’accorde à trouver cela très beau.
Je crois que je deviens fort en philosophie, car ce spectacle m’eût navré il y a quelque temps. Peut-être est-ce parce que je ne me suis pas encore trouvé suffisamment seul, ou bien parce que ton impression est encore trop forte ? Je suis plein de toi. Mon linge sent ton odeur. Le souvenir de ta personne demi-nue, un flambeau à la main et m’embrassant dans le corridor, m’a poursuivi hier toute la journée à travers mes autres souvenirs, qui s’envolaient de tous les buissons de la route, au balancement de la diligence. Au chemin de fer j’ai trouvé Bouilhet. Nous avons déjeuné et dîné seuls à Croisset. Nous nous sommes couchés de bonne heure ; je tombais de sommeil. Nous nous sommes quittés hier à 11 heures du matin. Qu’as-tu fait toute la journée pendant que je regardais les blés qu’on sciait, et la poussière et les arbres verts ? Comment s’est passée la journée du dimanche ? Je voudrais t’écrire une bonne et longue lettre, mais j’ai fort envie de dormir, quoiqu’il ne soit pas 10 heures. J’ai apporté ici quelques livres que je lirai peu, mes scénarios de la Bovary auxquels je travaillerai médiocrement. Je vais manger, fumer, bâiller au soleil, dormir surtout. J’ai parfois de grands besoins de sommeil pendant plusieurs jours, et j’aime mieux une jachère complète qu’un demi-labour.
Adieu, pauvre chère Muse, je pense beaucoup à toi et je t’embrasse. Mille baisers et tendresses.
Un de ces jours j’espère être plus prolixe. Ci-joint 100 francs.