Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0404

Louis Conard (Volume 3p. 251-258).

404. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mardi, 1 heure de nuit [28-29 juin 1853].

Je suis accablé, la cervelle me danse dans le crâne. Je viens, depuis hier dix heures du soir jusqu’à maintenant, de recopier soixante-dix-sept pages de suite qui n’en font plus que cinquante-trois. C’est abrutissant. J’ai mon rameau de vertèbres au cou, comme remarquerait M. Énault, brisé d’avoir eu la tête penchée longtemps. Que de répétitions de mots je viens de surprendre ! Que de tout, de mais, de car, de cependant ! Voilà ce que la prose a de diabolique, c’est qu’elle n’est jamais finie. J’ai pourtant de bonnes pages, et je crois que l’ensemble roule, mais je doute que je sois prêt pour dimanche à lire tout cela à Bouilhet. Ainsi, depuis la fin de février, j’ai écrit cinquante-trois pages ! Quel charmant métier ! Quelle crème fouettée à battre, qui vaut des marbres à rouler !

Je suis bien fatigué. J’ai pourtant bien des choses à te dire. J’ai écrit quatre lignes tout à l’heure à Du Camp : non pour toi, c’eût été une raison qu’il y mît plus de malveillance ; je connais l’homme. Voici pourquoi je lui ai écrit : j’ai reçu aujourd’hui la dernière livraison de ses photographies, dont jamais je ne lui avais parlé[1] ; le billet que je lui envoie est pour le remercier. C’est tout, je ne lui dis pas plus. Si vendredi, dans l’article du Philosophe, il y a ton nom accompagné d’injures ou d’allusions, je ferai ce que tu voudras. Mais quant à moi, je me propose de rompre net et dans une belle lettre motivée. Je t’engage parfaitement à faire venir ton beau-frère, etc… Mais enfin, ne nous tourmentons pas, puisque la chose n’aura sans doute pas lieu. C’est l’avis de Bouilhet. Mon billet d’aujourd’hui est en prévision de l’hypothèse contraire, afin d’être en de bons termes quand la rupture viendrait et de pouvoir lui dire : voilà ce que tu me fais encore pour me désobliger ; bonsoir et [à] jamais au revoir. Comprends-tu ?

Quant à l’article Énault, il me semble, bonne Muse, que tu te l’es exagéré. C’est bête et folâtre, voilà tout. Les petites feminotteries comme « femme sensible », « plus jeune », etc., qui t’ont indignée, viennent de la Edma, laquelle est jalouse de toi sous tous les rapports ; de cela j’en parie ma tête. C’est notre opinion à tous deux, Bouilhet et moi. Cela sue dans ses petits billets mensuels, sans qu’il y ait jamais rien d’articulé. Bouilhet en est profondément dégoûté et se propose de ne pas même lui faire savoir quand est-ce qu’il sera à Paris. Et puis, qu’est-ce que ça nous fout, l’opinion du sieur Énault écrite ou dite ? C’est comme le mot de Du Camp à Ferrat. Veux-tu qu’au milieu du tourbillon où il vit, avec l’infatuation de sa personne, la croix d’officier, les réceptions chez M. de Persigny[2], etc., il puisse garder assez de netteté pour sentir une chose neuve, originale, nouvelle ? Et il y a d’ailleurs en cela calcul ; peut-être c’est un parti pris. Nous ne blanchirons jamais les nègres, nous n’empêcherons jamais les médiocres d’être médiocres. Je t’assure bien que lorsqu’il m’a dit « que j’avais une maladie de la moelle épinière, un ramollissement du cerveau », cela m’a fait beaucoup rire. Sais-tu ce que j’ai vu aujourd’hui dans ses photographies ? La seule qui ne soit pas publiée est une représentant notre hôtel au Caire, le jardin devant nos fenêtres et au milieu duquel j’étais en costume de Nubien ! C’est une petite malice de sa part. Il voudrait que je n’existasse pas, je lui pèse et toi aussi, tout le monde. L’ouvrage est dédié à Cormenin, avec une dédicace-épigraphe latine ; et le texte a une épigraphe tirée d’Homère : toujours du grec. « Encore le Crocodile ! » Ce bon Maxime ne sait pas une déclinaison, n’importe. Il s’est fait traduire de l’allemand l’ouvrage de Lepsius, et il le pille impudemment (dans ce texte que j’ai parcouru) sans le citer une fois. J’ai su cela par Foüard que j’ai rencontré en chemin de fer, tu sais. Je dis il le pille, car il y a toutes sortes d’inscriptions qu’il n’a nullement prises, qui ne sont pas non plus dans les livres dont nous nous sommes servis en voyage, et qu’il rapporte comme ayant été prises par lui. Il en est de même de tout le reste, etc. Quant à la Paysanne, l’éloge que Bouilhet lui en a écrit (en même temps que pour Delisle, lettre qui n’a pas eu de réponse) est la cause, sois sûre, du mot à Ferrat. Au reste, tout cela est bien peu important. Nous en avons encore été dimanche fort bêtes tout l’après-midi. Ces histoires démoralisent un peu le sieur Bouilhet, en quoi je le trouve faible, et moi aussi qui en tiens. Mais franchement, ça devient stupide, que de permettre que des gaillards comme ça vous troublent. En fait d’injures, de sottises, de bêtises, etc., je trouve qu’il ne faut se fâcher que lorsqu’on vous les dit en face. Faites-moi des grimaces dans le dos tant que vous voudrez : mon cul vous contemple.

Je t’aime tant quand je te vois calme et que je te sais travaillant bien ! Je t’aime plus encore peut-être quand je te sais souffrante. Et puis, tu m’écris des lettres superbes de verve. Mais, pauvre chère âme, ménage-toi, tâche de modérer ta furie méridionale, comme tu dis en parlant de Ferrat.

Les conseils de Delisle relativement à l’Acropole sont bons. 1o  Rends à Villemain le manuscrit comme tu l’as envoyé à Jersey (je n’en reçois pas de lettre, cela me semble drôle ; ma mère écrira un de ces jours à Mme Farmer, si je ne reçois rien). Tu peux même faire quelques corrections encore si tu en trouves ; mais moi il me semble que c’est bon, sauf les Barbares que je persiste à trouver la partie la plus faible, et de beaucoup. Puis 2o  tâcher de faire paraître dans la Presse. 3o  Nous trouverons un plan, sois-en sûre. Bouilhet sera là cet hiver, il t’aidera. Son dernier Fossile, troisième pièce, Le Printemps, est superbe. Il y a, à la fin, une baisade d’oiseaux[3] près de nids gigantesques, qui est gigantesque elle-même. Mais il devient trop triste, mon pauvre Bouilhet. Sacré nom de Dieu ! il faut se raidir et emmerder l’humanité qui nous emmerde ! Oh ! je me vengerai ! je me vengerai ! Dans quinze ans d’ici, j’entreprendrai un grand roman moderne où j’en passerai en revue ! Je crois que Gil Blas peut être refait. Balzac a été plus loin, mais le défaut de style fera que son œuvre restera plutôt curieuse que belle, et plutôt forte qu’éclatante. Ce sont de ces projets dont il ne faut pas parler, ceux-là. Tous mes livres ne sont que la préparation de deux, que je ferai si Dieu me prête vie : celui-là et le conte oriental.

Vois-tu le voyage qu’Énault publiera à son retour d’Italie ! C’est un polisson et un drôle que de faire un article aussi cavalier que celui-là sur quelqu’un chez qui l’on a dîné sans le lui avoir rendu. Quant à l’article, il est tout simplement bête. Celui qu’il avait fait sur Bouilhet n’était pas plus fort. Il souligne sein, guenille ! L’exclamation « huit enfants ! ô poésie ! » peint l’école ; probablement qu’il y a un certain nombre d’enfants qui est convenable en littérature ? Non, si l’on s’arrête à tout cela, et je le dis sérieusement, il y a danger de devenir idiot.

Mon père répétait toujours qu’il n’aurait jamais voulu être médecin d’un hôpital de fous, parce que si l’on travaille sérieusement la folie, on finit parfaitement bien par la gagner. Il en est de même de tout cela. À force de nous inquiéter des imbéciles, il y a danger de le devenir soi-même. Mon Dieu, que j’ai mal à la tête ! Il faut que je me couche ! J’ai le pouce creusé par ma plume et le cou tordu.

Le père Parain va toujours de même. Il radote, à ce que nous écrit sa fille. Mais voilà une dizaine de jours que nous n’en avons eu de nouvelles.

Je trouve l’observation de Musset sur Hamlet celle d’un profond bourgeois, et voici en quoi. Il reproche cette inconséquence, Hamlet sceptique, lorsqu’il a vu par ses yeux l’âme de son père. Mais d’abord, ce n’est pas l’âme qu’il a vue. Il a vu un fantôme, une ombre, une chose, une chose matérielle vivante, et qui n’a aucun lien dans les idées populaires et poétiques, reportons-[nous] à l’époque, avec l’idée abstraite de l’âme. C’est nous, métaphysiciens et modernes, qui parlons ce langage. Et puis Hamlet ne doute pas du tout au sens philosophique ; il rêve. Je crois que cette observation de Musset n’est pas de lui, mais de Mallefille, dans la préface de son Don Juan[4]. C’est superficiel, selon moi. Un paysan de nos jours peut encore parfaitement voir un fantôme et, revenu au grand jour, le lendemain, réfléchir à froid sur la vie et la mort, mais non sur la chair et l’âme. Hamlet ne réfléchit pas sur des subtilités d’école, mais sur des pensers humains. C’est au contraire ce perpétuel état de fluctuation d’Hamlet, ce vague où il se tient, ce manque de décision dans la volonté et de solution dans la pensée qui en fait tout le sublime. Mais les gens d’esprit veulent des caractères tout d’une pièce et conséquents (comme il y en a seulement dans les livres). Il n’y a pas au contraire un bout de l’âme humaine qui ne se retrouve dans cette conception. Ulysse est peut-être le plus fort type de toute la littérature ancienne, et Hamlet de toute la moderne.

Si je n’étais si las, je t’exprimerais ma pensée plus au long. C’est si facile de bavarder sur le Beau. Mais pour dire en style propre « fermez la porte » ou « il avait envie de dormir », il faut plus de génie que pour faire tous les cours de littérature du monde.

La critique est au dernier échelon de la littérature, comme forme presque toujours, et comme valeur morale, incontestablement. Elle passe après le bout rimé et l’acrostiche, lesquels demandent au moins un travail d’invention quelconque.

Allons adieu. Mille bons baisers. À toi, cœur sur cœur,

Ton G.

  1. Dessins photographiques recueillis au cours de son voyage en Égypte, Nubie, Palestine, Syrie, de 1849 à 1851, publiés avec texte explicatif, en 1 vol, in-fol. chez Gide et Baudry.
  2. Sénateur, ambassadeur et ancien ministre, a publié : De la destination et de l’utilité permanente des pyramides contre les irruptions sablonneuses du désert.
  3. Leurs yeux ronds semblent d’or ; mille frissons joyeux
    Font sur le sable fin palpiter leurs pieds bleus,
    Et dans le tourbillon des ailes qui frémissent,
    Leurs becs impatients se cherchent et s’unissent.
    L’air est chaud, le ciel lourd ; de moment en moment
    Les buissons autour d’eux s’écartent lentement,
    Et l’on voit flamboyer leurs plumages superbes,
    Comme un rouge incendie, entre les hautes herbes…

  4. Voir Mallefille, Mémoires de Don Juan, 4 vol. Paris, Souverain, 1852.