Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0403

Louis Conard (Volume 3p. 247-251).

403. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 h. [25-26 juin 1853].

Enfin, je viens de finir ma première partie (de la seconde). J’en suis au point que je m’étais fixé pour notre dernière entrevue à Mantes. Tu vois quels retards ! Je passerai la semaine encore à relire tout cela et à le recopier et, de demain en huit, je dégueulerai tout au sieur Bouilhet. Si ça marche, ce sera une grande inquiétude de moins et une bonne chose, j’en réponds, car le fonds était bien ténu. Mais je pense pourtant que ce livre aura un grand défaut, à savoir : le défaut de proportion matérielle. J’ai déjà deux cent soixante pages et qui ne contiennent que des préparations d’action, des expositions plus ou moins déguisées de caractère (il est vrai qu’elles sont graduées), de paysages, de lieux. Ma conclusion, qui sera le récit de la mort de ma petite femme, son enterrement et les tristesses du mari qui suivent, aura soixante pages au moins. Restent donc, pour le corps même de l’action, cent vingt à cent soixante pages tout au plus. N’est-ce pas une grande défectuosité ? Ce qui me rassure (médiocrement cependant), c’est que ce livre est une biographie plutôt qu’une péripétie développée. Le drame y a peu de part et, si cet élément dramatique est bien noyé dans le ton général du livre, peut-être ne s’apercevra-t-on pas de ce manque d’harmonie entre les différentes phases, quant à leur développement. Et puis il me semble que la vie en elle-même est un peu ça. Un coup dure une minute et a été souhaité pendant des mois ! Nos passions sont comme les volcans : elles grondent toujours, mais l’éruption n’est qu’intermittente.

Malheureusement l’esprit françois a une telle rage d’amusement ! il lui faut si bien des choses voyantes ! Il se plaît si peu à ce qui est pour moi la poésie même, à savoir l’exposition, soit qu’on la fasse pittoresquement par le tableau, ou moralement par l’analyse psychologique, qu’il se pourrait fort bien que je sois dans la blouse ou que j’aie l’air d’y être. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je souffre d’écrire en ce langage et d’y penser ! Au fond, je suis Allemand ! C’est à force d’étude que je me suis décrassé de toutes mes brumes septentrionales. Je voudrais faire des livres où il n’y eût qu’à écrire des phrases (si l’on peut dire cela), comme pour vivre il n’y a qu’à respirer de l’air. Ce qui m’embête, ce sont les malices de plan, les combinaisons d’effets, tous les calculs du dessous et qui sont de l’Art pourtant, car l’effet du style en dépend, et exclusivement. Et toi, bonne Muse, chère collègue en tout (collègue vient de colligere, lier ensemble), as-tu bien travaillé cette semaine ? Je suis curieux de voir ce second récit. Je n’ai qu’à te faire deux recommandations : 1o  observe de suivre les métaphores, et 2o  pas de détails en dehors du sujet, la ligne droite. Parbleu, nous ferons bien des arabesques quand nous voudrons, et mieux que personne. Il faut montrer aux classiques qu’on est plus classique qu’eux, et faire pâlir les romantiques de rage en dépassant leurs intentions. Je crois la chose faisable, car c’est tout un. Quand un vers est bon, il perd son école. Un bon vers de Boileau est un bon vers d’Hugo. La perfection a partout le même caractère, qui est la précision, la justesse.

Si le livre que j’écris avec tant de mal arrive à bien, j’aurai établi par le fait seul de son exécution ces deux vérités, qui sont pour moi des axiomes, à savoir : d’abord que la poésie est purement subjective, qu’il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art, et qu’Yvetot donc vaut Constantinople ; et qu’en conséquence l’on peut écrire n’importe quoi aussi bien que quoi que ce soit. L’artiste doit tout élever ; il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et ce qu’on ne voyait pas.

Aurai-je une lettre de toi demain à mon réveil ? Ta correspondance n’a pas été nombreuse cette semaine, chère amie ? Mais je suppose que c’est le travail qui t’a retenue. Quelle admirable figure aura le père Babinet, membre du comité de lecture à l’Odéon ! Je vois de là son facies, comme dirait mon pharmacien, écoutant les pièces qu’on lit.

Mais il faut aussi que d’Arpentigny en soit. Serait-il aimable pour les petites actrices ! Il a deux bonnes choses, ce bon Capitaine, l’énormité de ses cravates blanches et le renflement interne de ses bottes.

Tu me demandes mon impression sur toutes les histoires d’Edma et d’Énault. Que veux-tu que je te dise ? Tout cela me paraît profondément ordinaire et bête. Mais la Société n’est-elle pas l’infini tissu de toutes ces petitesses, de ces finasseries, de ces hypocrisies, de ces misères ? L’humanité pullule ainsi sur le globe, comme une sale poignée de morpions sur une vaste motte. Jolie comparaison. Je la dédie à Messieurs de l’Académie française. À communiquer à Messieurs Guizot, Cousin, Montalembert, Villemain, Sainte-Beuve, etc.

À propos de gens respectés, officiels, comme tu dis, il se passe en ce moment, ici, une bonne charge. On juge aux assises un brave homme accusé d’avoir tué sa femme, de l’avoir ensuite cousue dans un sac et jetée à l’eau. Cette pauvre femme avait plusieurs amants, et l’on a découvert chez elle (c’était une ouvrière de bas étage) le portrait et des lettres d’un sieur Delaborde-Duthil, chevalier de la Légion d’honneur, légitimiste rallié, membre du conseil général, du conseil de fabrique, du conseil etc., de tous les conseils, bien vu dans les sacristies, membre de la société de Saint-Vincent de Paul, de la société de Saint-Régis, de la société des crèches, membre de toutes les blagues possibles, haut placé dans la considération de la belle société de l’endroit, une tête, un buste, un de ces gens qui honorent un pays et dont on dit : « Nous sommes heureux de posséder monsieur un tel ». Et voilà tout à coup qu’on découvre que ce gaillard entretenait des relations (c’est le mot !) avec une gaillarde de la plus vile espèce, oui, madame ! Ah ! mon Dieu ! Moi je me gaudys comme un gredin, quand je vois tous ces braves gens-là avoir des renfoncements. Les humiliations que reçoivent ces bons messieurs qui cherchent partout des honneurs (et quels honneurs !) me semblent être le juste châtiment de leur défaut d’orgueil. C’est s’avilir que de vouloir toujours ainsi briller ; c’est s’abaisser que de monter sur des bornes. Rentre dans la crotte, canaille ! Tu seras à ton niveau. Il n’y a pas, dans mon fait, d’envie démocratique. Cependant j’aime tout ce qui n’est pas le commun, et même l’ignoble, quand il est sincère. Mais ce qui ment, ce qui pose, ce qui est à la fois [la] condamnation de la Passion et la grimace de la Vertu me révolte par tous les bouts. Je me sens maintenant pour mes semblables une haine sereine, ou une pitié tellement inactive que c’est tout comme. J’ai fait, depuis deux ans, de grands progrès. L’état politique des choses a confirmé mes vieilles théories a priori sur le bipède sans plumes, que j’estime être tout ensemble un dinde et un vautour.

Adieu, chère colombe. Mille bécottements sur la bouche.

À toi. Ton G.