Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0395

Louis Conard (Volume 3p. 219-221).

395. À VICTOR HUGO[1].
Croisset, 2 juin 1853.

Je crois, Monsieur, devoir vous avertir de ceci :

Votre envoi, à la date du 27 avril, m’est arrivé fort endommagé ; l’enveloppe avait été déchirée en plusieurs places, et quelques mots de votre écriture se trouvaient à découvert. La seconde enveloppe (à l’adresse de Mme C.[2]) avait été arrachée sur les bords, et l’on pouvait apercevoir de son contenu, à savoir deux autres lettres et une feuille d’impression.

Est-ce la douane qui a ouvert le paquet pour y surprendre quelque dentelle ? Mais cette hypothèse me paraissant un peu niaise, il faut donc reporter l’indiscrétion sur le compte des sauveurs de la société. Or, si vous avez, Monsieur, quelque chose d’important à me transmettre, le moyen suivant serait, je crois, le plus sûr : je connais à Londres une famille de bons marchands, auxquels vous pourriez, de Jersey même, adresser vos lettres. Ils décachetteraient cette première enveloppe (à leur nom), puis couvriraient la seconde (au mien) d’une autre qui porterait ainsi leur écriture anglaise et le timbre de Londres. Les envois de Mme C. suivraient par mon intermédiaire le même chemin.

Le second paquet, du mois de mai (voie du Havre), m’est arrivé intact.

Cependant vous me permettez, Monsieur, de vous remercier pour tous vos remerciements et de n’en accepter aucun. L’homme qui, dans ma vie restreinte, a tenu la plus large place, et la meilleure, peut bien attendre de moi quelque service, puisque vous appelez cela des services !

La pudeur que l’on a à exposer soi-même toute passion vraie m’empêche, malgré l’exil, de vous dire ce qui m’attache à vous. C’est la reconnaissance de tout l’enthousiasme que vous m’avez causé. Mais je ne veux pas m’empêtrer dans des phrases qui en préciseraient mal l’étendue.

Personnellement, déjà, je vous ai vu ; nous nous sommes rencontrés quelquefois, vous m’ignorant, et moi vous considérant. C’était dans l’hiver de 1844, chez ce pauvre Pradier, de si gracieuse mémoire ! On était là cinq ou six, on buvait du thé, et l’on jouait au jeu de l’oie ; je me rappelle même votre grosse bague d’or, sur laquelle est gravé un lion rampant, et qui servait d’enjeu.

Vous avez depuis compromis d’autres enjeux, en des facéties plus terribles. Mais la patte du lion y était toujours. Il en porte au front la cicatrice, et les siècles le reconnaîtront à cette marque rouge, quand il défilera dans l’histoire.

Pour vous, du reste, qui sait ? Les faiseurs d’esthétique, dans l’avenir, remercieront peut-être la Providence de cette monstruosité, de cette consécration. Car ce qui complète la Vertu, n’est-ce pas le martyre ? Ce qui grandit encore la grandeur, n’est-ce pas l’outrage ? Et il ne vous aura rien manqué, ni du dedans, ni du dehors.

Recevez donc, Monsieur, avec l’hommage de toute mon admiration pour votre génie, l’assurance de tout mon dévouement pour votre personne.

Gust. Flaubert.
(Mme Farmer, Upper Holloway Manor road, no 5.
London.)

  1. Victor Hugo, qui était en exil, répondait, par l’intermédiaire de Flaubert, aux lettres que lui adressait Louise Colet pour obtenir son appui à l’Académie en faveur de ses poèmes. (Voir lettre no 378.)
  2. Mme Louise Colet.