Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0393
Je ferais mieux de continuer à travailler et de t’écrire demain, car je suis ce soir fort animé et dans un grand rut littéraire. Mais comme demain il peut revenir, cela me remettrait trop loin (au plaisir que me font tes lettres, je pense que tu dois bien fort aimer les miennes). Et puis il faut se méfier de ces grands échauffements. Si l’on a alors la vue longue, on l’a souvent trouble. Le bon de ces états-là, c’est qu’ils retrempent et vous infusent dans la plume un sang plus jeune. On a dans la tête toutes sortes de floraisons printanières qui ne durent pas plus que les lilas, qu’une nuit flétrit, mais qui sentent si bon ! As-tu senti quelquefois comme un grand soleil qui venait du fond de toi-même et t’éblouissait ?
Oui, cela a bien marché aujourd’hui. Je me suis à peu près débarrassé d’un dialogue archi-coupé, fort difficile. J’ai écrit aux deux tiers une phrase « pohétique » et esquissé trois mouvements de mon pharmacien qui me faisaient à la fois beaucoup rire et grand dégoût, tant ce sera fétide d’idée et de tournure. J’en ai pour jusqu’à la fin du mois de juin, de cette première partie. J’ai relu presque tout. Le commencement sera à récrire, ou du moins à corriger fortement. C’est lâche et plein de répétitions. Je cherchais la manière qui, plus loin, est trouvée. Ça ne m’a pas semblé long et il y a de bonnes choses, mais par-ci par-là certains chics pittoresques inutiles, manie de peindre quand même, qui coupe le mouvement et quelquefois la description elle-même et qui donne ainsi, parfois, un caractère étroit à la phrase. Il ne faut pas être gentil. Il me semble du reste que les parties les plus nouvellement faites sont les meilleures. C’est peut-être une illusion, mais ça n’en est peut-être pas une, puisque, à mesure que j’avance, j’ai plus de mal. Si j’ai plus de mal, c’est que j’y vois plus loin. On peut juger du poids d’un fardeau aux gouttes de sueur qu’il vous cause.
Et ton drame ? Resserre bien ton plan, que chaque scène avance, pas de traits inutiles, mets de la poésie dans l’action, motive bien chaque entrée et chaque sortie, et que les vers soient roides. Pourquoi ai-je bonne opinion de ce drame ? Pourquoi ai-je le pressentiment qu’il sera reçu, applaudi, que ce sera un succès ? Envoie-moi un plan bien détaillé ; je suis curieux de le voir. Mais comme nous nous disputerons probablement !
Je crois le conseil du grand homme bon. Deux mille francs, après tout, sont à considérer et, en s’y prenant bien, il y a moyen de les avoir l’année prochaine. La vengeance les vaut-elle ? Note que tu ne peux publier l’Acropole [que] tout à fait bien corrigée. Ce serait différent du poème envoyé, et ils pourraient réclamer. D’ailleurs pour que la farce leur fût amère (et je persiste là dedans), il faudrait, l’année prochaine, gagner le prix avec une autre Acropole. Mais je comprends parfaitement que ça t’ennuie. Suis donc ta première idée ; finis tes corrections puisque tu y es, puis laisse tout ça de côté pour l’en tirer cet hiver, quand il sera temps. On intéress[er]a le Philosophe, etc. !
Quelles charmantes manières que celles de l’ami Gautier ! Quel savoir-vivre ! Je doute fort que les deux premières représentations de mardi fussent vraies. Informe-t’en donc. N’y a-t-il pas là-dessous quelques blagues ? On ne se soucie peut-être pas beaucoup du rapprochement. J’ai reçu aujourd’hui du jeune homme[1] une plaisanterie (l’annonce, dans le journal, de la mort d’un brave homme inconnu sur lequel nous avons fait des charges en voyage, un entrefilet qu’il m’envoie dans une enveloppe de deuil et avec cachet noir). Voilà déjà deux ou trois amabilités en peu de temps. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Rien du tout, légèreté, vanité, inconsistance d’idées, d’amour ou de haine et, en quoi que ce soit, impuissance à suivre la ligne droite. À propos de l’ami Théo, il me revient en tête cette phrase de Candide (c’est Martin qui parle, et de Paris) : « Je connus la canaille écrivante, la canaille cabalante et la canaille convulsionnaire. On dit qu’il y a des gens fort polis dans cette ville-là. Je le veux croire. » Cela me fait songer aux tables tournantes (les convulsionnaires). Est-elle bête cette Edma ! Avoue que c’est fort, les tables tournantes. Ô lumière ! Ô progrès ! Ô humanité ! Et on se moque du moyen âge, de l’antiquité, du vicaire Paris, de Marie Alacoque et de la Pythonisse ! Quelle éternelle horloge de bêtises que le cours des âges ! Les sauvages qui croient dissiper les éclipses de soleil en tapant sur des chaudrons valent bien les Parisiens qui pensent faire tourner des tables en appuyant leur petit doigt sur le petit doigt de leur voisin. C’est une chose curieuse comme l’humanité, à mesure qu’elle se fait autolâtre, devient stupide. Les inepties qui excitent maintenant son enthousiasme compensent par leur quantité le peu d’inepties, mais plus sérieuses, devant lesquelles elle se prosternait jadis. Ô socialistes ! C’est là votre ulcère : l’idéal vous manque et cette matière même, que vous poursuivez, vous échappe des mains comme une onde. L’adoration de l’humanité pour elle-même et par elle-même (ce qui conduit à la doctrine de l’utile dans l’Art, aux théories de salut public et de raison d’État, à toutes les injustices et à tous les rétrécissements, à l’immolation du droit, au nivellement du beau), ce culte du ventre, dis-je, engendre du vent (passez-moi le calembour), et il n’y a sorte de sottises que ne fasse et qui ne charme cette époque si sage. « Ah ! moi, je ne donne pas dans le creux, dit-elle. Pauvres gens que ceux qui ont cru à l’apothéose ou au paradis ! On est plus positif maintenant, on, etc… ». Et quelle longueur de carotte pourtant avale ce bon bourgeois du siècle ! Quel nigaud ! Quel jobard ! Car la canaillerie n’empêche pas le crétinisme. J’ai déjà assisté, pour ma part, au choléra qui dévorait les gigots que l’on envoyait dans les nuages sur des cerfs-volants, au serpent de mer, à Gaspar Hauser[2], au chou colossal, orgueil de la Chine, aux escargots sympathiques, à la sublime devise « liberté, égalité, fraternité », inscrite au fronton des hôpitaux, des prisons et des mairies, à la peur des Rouges, au grand parti de l’ordre ! Maintenant nous avons « le principe d’autorité qu’il faut rétablir ». J’oubliais les « travailleurs », le savon Ponce, les rasoirs Foubert, la girafe, etc. Mettons dans le même sac tous les littérateurs qui n’ont rien écrit (et qui ont des réputations solides, sérieuses) et que le public admire d’autant plus, c’est-à-dire la moitié au moins de l’école doctrinaire, à savoir les hommes qui ont réellement gouverné la France pendant vingt ans.
Si l’on veut prendre la mesure de ce que vaut l’estime publique et quelle belle chose c’est que d’ « être montré au doigt », comme dit le poète latin, il faut sortir à Paris, dans les rues, le jour du Mardi-Gras. Shakespeare, Goethe, Michel-Ange n’ont jamais eu quatre cent mille spectateurs à la fois comme ce bœuf. Ce qui le rapproche, du reste, du génie, c’est qu’on le met ensuite en morceaux.
Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé ! Sans que j’aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et [bien] que la vie, pour moi, n’ait pas manqué de coussins où je me calais dans des coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. C’est peut-être un monstrueux orgueil, mais le diable m’emporte si je ne me sens pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr d’ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l’Univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d’un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon père s’est formé. Et si les atomes sont infinis et qu’ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? à force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr’humaines (sic) ne sont pas plus intenses.
D’où viennent les mélancolies historiques, les sympathies à travers siècle, etc. ? Accrochement de molécules qui tournent, diraient les épicuriens. Oui, mais les molécules de mon corps vivant ne tournent guère, et enfin ce n’est pas parce qu’un imbécile a deux pieds comme moi, au lieu d’en avoir quatre comme un âne, que je me crois obligé de l’aimer ou, tout au moins, de dire que je l’aime et qu’il m’intéresse.
Il fut un temps où le patriotisme s’étendait à la cité. Puis le sentiment, peu à peu, s’est élargi avec le territoire (à l’inverse des culottes : c’est d’abord le ventre qui grossit). Maintenant l’idée de patrie est, Dieu merci, à peu près morte et on en est au socialisme, à l’humanitarisme (si l’on peut [s]’exprimer ainsi). Je crois que plus tard on reconnaîtra que l’amour de l’humanité est quelque chose d’aussi piètre que l’amour de Dieu. On aimera le Juste en soi, pour soi, le Beau pour le beau. Le comble de la civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment, ce qui s’appelle. Les sacrifices seront inutiles ; mais il faudra pourtant toujours un peu de gendarmes ! Je dis là de grandes bêtises, mais pourtant le seul enseignement à tirer du régime actuel (basé sur le joli mot vox populi, vox Dei) est que l’idée du peuple est aussi usée que celle du roi. Que l’on mette donc ensemble la blouse du travailleur avec la pourpre du monarque, et qu’on me les jette de compagnie toutes deux aux latrines pour y cacher conjointement leurs taches de sang et de boue ; elles en sont raides.
Adieu, comme il est tard ! Je t’embrasse partout, du cœur et du corps, toi avec qui je me fonds et confonds. Aussi je signe toujours de ce seul mot