Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0392

Louis Conard (Volume 3p. 200-205).

392. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 heure [21-22 mai 1853].

Sais-tu que tu m’as écrit deux lettres charmantes, superbes et avec qui j’ai eu (comme le père Babinet avec sa femme délicieuse) « le plus grand plaisir » ??? Je vais les reprendre et t’en parler (c’est une habitude que nous devrions avoir plus souvent). J’aime bien ta mine chez Mme Didier, défendant la bonne cause contre les Lamartiniens, et toute la manière dont tu me parles de cette grande source de fleurs blanches. Le portrait du sénateur Beauvau, ton chic raide chez le chevreau : tout cela est crânement troussé. Quel immense mot que celui d’Houssaye : « Auriez-vous le style de M. de Lamartine ! » Ah ! oui, ce sont de pauvres gens, un pauvre monde, et petit, et faible. Leur réputation ne dure même pas tout le temps qu’ils vivent. Ce sont des célébrités qui ne dépassent point la longueur d’un loyer ; elles sont à terme. On est reconnu grand homme pendant cinq ans, dix ans, quinze ans (c’est déjà beaucoup) ; puis tout sombre, homme et livres, avec le souvenir même de tant de tapage inutile. Mais ce qu’il y a de dur, c’est l’aplomb de ces braves gens-là, leur sécurité dans la bêtise ! Ils sont bruissants à la manière des grosses caisses dont ils se servent ; leur sonorité vient de leur viduité. La surface est une peau d’âne et le fond, néant ! Tout cela tendu par beaucoup de ficelles. Voilà un calembour !

Tu me parles des tristesses de ce bon Delisle qui n’a personne autour de lui ! Moi, j’ai été en cela protégé du ciel, j’ai toujours eu de bonnes oreilles pour m’entendre et même d’excellentes bouches pour me conseiller. Comment ferai-je l’hiver prochain, quand mon B[ouilhet] ne sera plus là ? Je crois du reste qu’il sera comme moi, un peu désarçonné un moment. Nous nous sommes [fait] l’un à l’autre, en nos travaux respectifs, une espèce d’indicateur de chemin de fer, qui, le bras étendu, avertit que la route est bonne et qu’on peut suivre.

J’aime beaucoup Delisle pour son volume, pour son talent et aussi pour sa préface, pour ses aspirations. Car c’est par là que nous valons quelque chose, l’aspiration. Une âme se mesure à la dimension de son désir, comme l’on juge d’avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers. Et c’est pour cela que je hais la poésie bourgeoise, l’art domestique, quoique j’en fasse. Mais c’est bien la dernière fois ; au fond cela me dégoûte. Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n’est pas de mon sang, je ne le porte point en mes entrailles, je sens que c’est de ma part une chose voulue, factice. Ce sera peut-être un tour de force qu’admireront certaines gens (et encore en petit nombre) ; d’autres y trouveront quelque vérité de détail et d’observation. Mais de l’air ! de l’air ! Les grandes tournures, les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves, la multiplicité des métaphores, les grands éclats du style, tout ce que j’aime enfin, n’y sera pas. Seulement, j’en sortirai peut-être préparé à écrire ensuite quelque bonne chose. Je suis bien désireux d’être dans une quinzaine de jours, afin de lire à B[ouilhet] tout ce commencement de ma deuxième partie (ce qui fera 120 pages, l’œuvre de dix mois). J’ai peur qu’il n’y ait pas grande proportion, car pour le corps même du roman, pour l’action, pour la passion agissante, il ne me restera guère que 120 à 140 pages, tandis que les préliminaires en auront plus du double. J’ai suivi, j’en suis sûr, l’ordre vrai, l’ordre naturel. On porte vingt ans une passion sommeillante qui n’agit qu’un seul jour et meurt. Mais la proportion esthétique n’est pas la physiologique. Mouler la vie, est-ce l’idéaliser ? Tant pis, si le moule est de bronze ! C’est déjà quelque chose ; tâchons qu’il soit de bronze.

Je me suis gaudy profondément aux récits de Mme Biard[1] ; je la connais cette petite femme. J’ai joué avec elle à l’oie, chez Pradier, dans le temps des galanteries du grand homme. Elle me paraissait un peu grisette. Ce ne doit pas être un mets de haute cuisine ; elle m’a été peu sympathique. Voilà tout ce que je m’en rappelle.

Mais sais-tu qu’il se dessine comme un très bon homme, le père Hugo ? Cette longue tendresse pour sa vieille Juliette m’attendrit. J’aime les passions longues et qui traversent patiemment et en droite ligne tous les courants de la vie, comme de bons nageurs, sans dévier. Il n’y a pas de meilleur père de famille, puisqu’il écrit à la maîtresse de son fils de venir habiter avec eux ! C’est bien humain cela ! et peu posé. (J’aurais eu un fils, que j’aurais pris grand plaisir à lui procurer des femmes et celles qu’il eût aimées surtout.) Pourquoi a-t-il affiché parfois une morale si bête et qui l’a tant rétréci ? Pourquoi la politique ? Pourquoi l’Académie ? Les idées reçues ! l’imitation !

Les réflexions que tu m’envoies sur tout cela sont justes et j’en tire la conclusion que ce grand homme doit être très seul dans sa famille. Tout se groupe toujours autour de l’officiel ; les faibles vont au convenable, ils se sentent appuyés vaguement par une majorité innombrable. Il doit avoir de bonnes tristesses là-bas, avec sa femme qui l’embête, Vacquerie qui l’admire (comme M. Wagner de Faust) et ses fils, petits lionçonneaux qui regrettent le boulevard. Ah ! pourquoi se marier ? pourquoi accepter la vie quand on est créé par Dieu pour la juger, c’est-à-dire pour la peindre ?

Oui, c’est bien étrange, ces deux coïncidences, notre double lecture de Lamartine, et moi lisant la Courtisane amoureuse tandis que Mme Biard te contait les baisements de pieds de Juliette.

Tu me dis des choses bien tendres, chère Muse. Eh bien, reçois en échange toutes celles, plus tendres encore, que tu pourras imaginer. Ton amour, à la fin, me pénètre comme une pluie tiède, et je m’en sens imbibé jusqu’au fond de tout mon cœur. N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour que je t’aime, corps, esprit, tendresse ? Tu es simple d’âme et forte de tête, très peu « pohétique » et extrêmement poète. Il n’y a rien en toi que de bon, et tu es tout entière comme ta poitrine, blanche et douce au toucher. Celles que j’ai eues, va, ne te valaient pas, et je doute que celles que j’ai désirées te valussent. Je tâche quelquefois de m’imaginer ton visage quand tu seras vieille, et il me semble que je t’aimerai encore tout autant, plus peut-être. Je suis, dans mes actions du corps et de l’esprit, comme les dromadaires que l’on a grand mal également à faire marcher et s’arrêter : la continuité du repos et du mouvement est ce qui me va. Au fond, rien de moins diapré que ma personne et tu seras toujours la seule maîtresse de ton amant. Sais-tu seulement que j’ai peur de devenir bête ! Tu m’estimes tellement que tu dois te tromper et finir par m’éblouir. Il y a peu de gens qui aient été chantés comme moi. Ah ! Muse, si je t’avouais toutes mes faiblesses, si je te disais tout le temps que je perds à rêver mon petit appartement de l’année prochaine ! Comme je nous y vois ! Mais il ne faut jamais penser au bonheur ; cela attire le diable, car c’est lui qui a inventé cette idée-là pour faire enrager le genre humain. La conception du paradis est au fond plus infernale que celle de l’enfer. L’hypothèse d’une félicité parfaite est plus désespérante que celle d’un tourment sans relâche, puisque nous sommes destinés à n’y jamais atteindre. Heureusement qu’on ne peut guère se l’imaginer ; c’est là ce qui console. L’impossibilité où l’on est de goûter au nectar fait trouver bon le chambertin. Adieu ! Quel dommage qu’il soit si tard ! Je n’ai guère envie de dormir, et j’avais encore bien des choses à te dire, à te parler de ton drame, etc. Mardi, ne parle pas de Du Camp à Gautier ; laisse-le venir, si tu veux t’en faire un ami. Je crois que le Bouilhet est un sujet qui l’amuse peu. Est-ce se reconnaître médiocre que d’envier quelqu’un ! Mille baisers et tendresses.

J’embrasse tes lèvres.

Ton G.

  1. Femme séparée du peintre Auguste Biard ; très liée avec Victor Hugo et Juliette Drouet.