Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0351

Louis Conard (Volume 3p. 48-51).

351. À LA MÊME.
Mardi, minuit, 16 novembre 1852.

Ta pauvre force de la nature n’a pas été gaie hier. Il a fallu s’y remettre ! (à la besogne) et regarder la semaine dernière tomber dans l’abîme. Enfin !… J’ai fait vers le soir un effort de colère et je me suis retrouvé sur mes pieds. Mais la vie se passe ainsi à nouer et à dénouer des ficelles, en séparations, en adieux, en suffocations et en désirs. Oui, ç’a été bon, bien bon et bien doux. C’est l’âge qui fait cela ; en vieillissant on devient plus grave dans ses joies, ce qui les rend plus douces.

Quand je t’ai eu quittée, je suis entré dans ce cabaret près du chemin de fer et le cafetier m’a demandé poliment des nouvelles de « Madame ». En revenant je me suis trouvé avec un monsieur qui avait fait un voyage en Orient et un gamin de Rouen qui me connaissait de nom et de vue et qui m’a beaucoup parlé de ses véroles. Il y a des gens confiants. Le lendemain matin, en m’éveillant, j’ai trouvé dans l’Athenaeum un article sur ton volume, signé Julien Lemer[1]. Voilà un gaillard qui a la patte fine ; mais, mon Dieu, qu’est-ce qui exterminera donc les critiques, pour qu’il n’en reste plus un !

1re  colonne : Éloge de l’Académie française.

2e  colonne : Éloge exagéré et inepte du poème couronné, avec trois citations (bonnes du reste). C’est, selon ce monsieur, ce qu’il y a de meilleur dans le volume.

3e  colonne : Déchaînement contre les Tableaux vivants ; on trouve cela anti-chrétien. Parallèle de L. Collet avec Th. Gautier : digression sur ce que c’est que l’art (2 colonnes). Énumération analytique et rapide des pièces ; il trouve le Deuil trop intime, etc.

Conclusion en somme peu louangeuse. Mais Énault ! Quel imbécile et pauvre garçon ! Il se croit spirituel avec ses petites malices, et savant peut-être, avec ses quatre citations, une en italien, deux en latin et une en allemand (celle-là est la plus facile). Si j’étais de toi, puisque c’est un ami, je le bourrerais un peu dru à sa première visite.

Je relis Rabelais avec acharnement et il me semble que c’est pour la première fois que je le lis. Voilà la grande fontaine des lettres françaises ; les plus forts y ont puisé à pleine tasse. Il faut en revenir à cette veine-là, aux robustes outrances. La littérature, comme la société, a besoin d’une étrille pour faire tomber les galles qui la dévorent. Au milieu de toutes les faiblesses de la morale et de l’esprit, puisque tous chancellent comme des gens épuisés, puisqu’il y a dans l’atmosphère des cœurs un brouillard épais empêchant de distinguer les lignes droites, aimons le vrai avec l’enthousiasme qu’on a pour le fantastique et, à mesure que les autres baisseront, nous monterons.

Il n’y a plus maintenant pour les purs que deux manières de vivre : ou s’entourer la tête de son manteau, comme Agamemnon devant le sacrifice de sa fille (procédé peu hardi en somme et plus spirituel que sublime) ; ou bien se hausser soi-même à un tel degré d’orgueil qu’aucune éclaboussure du dehors ne vous puisse atteindre.

Tu es maintenant sur une bonne voie ; que rien ne te dérange ! Il y a dans la vie un quart d’heure utile pour tout le reste et dont il faut profiter. Tu y es maintenant ; en déviant, qui sait s’il reviendrait ? Ta Paysanne sera une chose solide, chère amie, sois en sûre. Les bonnes œuvres sont celles où il y a pâture pour tous. Ton conte est ainsi : il plaira aux artistes qui y verront le style et aux bourgeois qui y verront le sentiment.

Tu arriveras à la plénitude de ton talent en dépouillant ton sexe, qui doit te servir comme science et non comme expansion. Dans George Sand, on sent les fleurs blanches ; cela suinte, et l’idée coule entre les mots comme entre des cuisses sans muscles.

C’est avec la tête qu’on écrit. Si le cœur la chauffe, tant mieux ; mais il ne faut pas le dire. Ce doit être un four invisible et nous évitons, par là, d’amuser le public avec nous-mêmes, ce que je trouve hideux, ou trop naïf, et la personnalité d’écrivain qui rétrécit toujours une œuvre.

Ah ! il y a huit jours à cette heure-ci ?… Que veux-tu que je dise ? J’y pense. Ce seront des bons souvenirs pour notre vieillesse.

Bouilhet et moi nous avons passé toute notre soirée de dimanche à nous faire des tableaux anticipés de notre décrépitude. Nous nous voyions vieux, misérables, à l’hospice des incurables, balayant les rues et, dans nos habits tachés, parlant du temps d’aujourd’hui et de notre promenade à la Roche-Guyon. Nous nous sommes d’abord fait rire, puis presque pleurer. Cela a duré quatre heures de suite. Il n’y a que des hommes aussi placidement funèbres que nous le sommes pour s’amuser à de telles horreurs.

Adieu, adieu, bonne, belle et chère Louise, je t’embrasse partout.



  1. Ancien libraire, puis publiciste (Jean Lux), auteur de quelques mémoires historiques.