Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0334

Louis Conard (Volume 2p. 466-468).

334. À LOUISE COLET.
Dimanche soir. [18 juillet.]

Ce sera ce soir une lettre bien courte. Voilà plusieurs nuits que je passe à peu près complètement et j’ai besoin d’en faire une bonne. Je t’écrirai plus longuement un des jours de cette semaine. Hier il a fallu se lever avant six heures pour aller à 3 lieues d’ici, à la campagne, à l’enterrement de Fauvel, ce cousin de ma mère dont je t’ai parlé, qui est mort en Afrique. J’ai avalé deux messes, une à la cathédrale de Rouen d’abord, puis là-bas à Pissy. Ce matin, j’ai été à un comice agricole, dont j’en (sic) suis revenu mort de fatigue et d’ennui. J’avais besoin de voir une de ces ineptes cérémonies rustiques pour ma Bovary, dans la deuxième partie.

C’est pourtant là ce qu’on appelle le Progrès et où converge la société moderne. J’en suis physiquement malade. L’ennui qui m’arrive par les yeux me brise, nerveusement parlant, et puis le spectacle longtemps enduré de la foule me plonge toujours dans des vases de tristesse où j’étouffe !

Je ne suis pas sociable, définitivement. La vue de mes semblables m’alanguit. Cela est très exact et littéral.

Quelles bonnes journées j’ai passées jeudi et vendredi ! Jeudi soir, à deux heures du matin, je me suis couché si animé de mon travail qu’à trois heures je me suis relevé et j’ai travaillé jusqu’à midi. Le soir je me suis couché à une heure, et encore par raison. J’avais une rage de style au ventre à me faire aller ainsi le double de temps encore. Le vendredi matin, quand le jour a paru, j’ai été faire un tour de jardin. Il avait plu, les oiseaux commençaient à chanter et de grands nuages ardoise couraient dans le ciel. J’ai joui là de quelques instants de force et de sérénité immense dont on garde le souvenir et qui font passer par-dessus bien des misères. J’éprouve encore l’arrière goût de ces trente-six heures olympiennes et j’en suis resté gai, comme d’un bonheur.

Ma première partie est à peu près faite.

J’éprouve un grand sentiment de débarras.

Jamais je n’ai écrit quelque chose avec tant de soin que ces vingt dernières pages.

Au milieu de la semaine qui suivra la prochaine, c’est-à-dire vers le 4 ou le 5 août, de mardi ou de mercredi en quinze, je compte donc aller te voir. Je t’apporterai 500 francs ; ce sera avant l’époque de ton billet.

Musset s’est conduit en homme d’esprit. Retiens cela et rappelle-toi cette appréciation de sa conduite présente pour plus tard. Voilà tout ce que j’en peux dire.

Quant à moi, tu finis par me donner une figure ridicule d’anthropophage, que je renie. Mais mes sentiments là-dessus ne sont pas comme les tiens, si variables. Je n’ai vu que l’action et non la réaction. Tu m’excuseras donc si je garde mes premières impressions que rien, je crois, n’effacera.

Ce qui se formule en moi par image y reste. Or il m’en a causé une, à ton endroit, odieuse. Nous causerons de tout cela tranquillement, ensemble, dans seize à dix-huit jours, quand je t’embrasserai, ma bonne chère Louise.

J’ai bien ri de ton excitation à propos du Satyricon. Il faut que tu sois fort enflammable. Je te jure bien, quant à moi, que ce livre ne m’a jamais rien fait.

Il y a, du reste, peu de luxure, quoi que tu en dises. Le luxe y domine tellement la chair qu’on la voit peu.

Adieu, à bientôt une autre lettre. Écris-moi.

Je t’embrasse bien fort.

À toi. Ton G.