Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0288

Louis Conard (Volume 2p. 317-318).

288. À LOUISE COLET.
Londres, dimanche soir [28 septembre 1851].

Chère Louise, votre lettre, datée de mercredi et envoyée à Croisset, était arrivée ici avant moi. Par suite d’un système de voyage absurde adopté par ma mère, nous avons été trois mortels jours à faire le voyage de Rouen à Londres. Enfin, hier au soir samedi, nous sommes arrivés à neuf heures du soir.

Je verrai dès demain matin votre libraire. Je pense, sans savoir pourquoi, qu’il faut d’abord aller chez le sieur Delisy. J’irai ensuite chez l’autre et vous tiendrai exactement au courant de l’affaire, sans m’engager avec aucun d’eux avant de savoir quel est celui des deux qui en offre le plus. Suis-je intelligent en affaire, hein ? C’est l’air du pays qui me pénètre.

Sanitairement parlant, je vais bien. Mon mal de gorge est passé. Mais j’ai tellement perdu l’habitude des voitures, en Orient, que celle de Rouen à Abbeville m’a éreinté.

Quant à ma santé, chère amie, ne craignez pas que je la compromette ici. J’ai des intentions chastes (et sur cette matière l’intention pour moi peut être réputée pour le fait).

J’ai lu la moitié du volume de Diderot. C’est curieux et charmant par parties. Je vous le garderai quelque temps, car mon intention est de prendre des notes dessus.

J’ai revu la Manche et je [l’ai] traversée bien entendu. La dernière fois que je l’avais vue, c’était à Trouville, en revenant de Bretagne, il y a quatre ans. Quoique j’aie passé les meilleurs moments de ma jeunesse à humer son odeur et à dormir sur ses galets, je garde tout mon amour à la Méditerranée. J’aime la couleur avant tout et le calme, n’en déplaise aux gens poétiques qui préfèrent la tempête.

Nous venons de faire une promenade au cimetière de High-Gate. Quel abus d’architecture égyptienne et étrusque ! Comme c’est propre et rangé ! Ces gens-là ont l’air d’être morts en gants blancs. Je déteste les jardinets autour des tombeaux, avec des plates-bandes ratissées et des fleurs épanouies. Cette antithèse m’a toujours semblé de basse littérature. En fait de cimetières, j’aime ceux qui sont dégradés, ravagés, en ruines, pleins de ronces, avec des herbes hautes et quelque vache échappée du clos voisin qui vient brouter là tranquillement. Avouez que ça vaut mieux qu’un policeman en uniforme ! Est-ce bête, l’ordre ! c’est-à-dire le désordre, car c’est presque toujours ainsi qu’il se nomme.

Adieu, chère amie, je t’embrasse sur les deux joues et sous le menton à la plus grasse place blanche.

À toi. G. F.

P.-S. — Envoyez-moi ce que vous voudrez pour Mazzini ; je le lui porterai.