Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0283

Louis Conard (Volume 2p. 307-311).

283. À ERNEST CHEVALIER.
Rome, 9 avril 1851.

Je savais, cher Ernest, que tu devais te marier ; ma mère me l’avait écrit, mais j’ignorais que la chose fût faite. Sois heureux, c’est tout ce que je te souhaite et tout ce qu’on peut souhaiter, il me semble bien. Pauvre vieux, nous sommes loin l’un de l’autre, nous qui vécûmes jadis comme des frères siamois. Nos conditions différentes, toi d’homme marié et établi, et moi de vagabond rêveur, nous séparent encore plus que les kilomètres qui se déroulent entre nous et nous distancent. Je crois que tu as pris le bon chemin, entre nous soit dit et sans te faire de compliments, et que j’ai pris, moi, je ne dis pas le mauvais, mais que le mauvais m’a pris (mes doctrines philosophiques, comme dirait le Garçon, ne me permettant pas de reconnaître qu’il y ait eu en cela liberté et libre arbitre).

Je ne cache pas que j’ai envie de connaître ta femme et d’embrasser tes moutards à naître. Ce que je te charge de faire aux uns et à l’autre, si toutefois, mon cher Monsieur, cela n’a rien qui vous déplaise.

Ah ! oui, quand nous hurlions sur ce pauvre billard de l’Hôtel-Dieu, converti en théâtre dont tu étais le décorateur, qui nous eût dit qu’aujourd’hui je serais à Rome, que je sortirais de Saint-Pierre à 4 heures du soir et que je t’écrirais ? Qui nous eût dit encore que je serais chauve ? car tu me reverras la tête à peu près dépouillée. Je ressemble par là à Jules César et à une citrouille, car j’ai aussi énormément engraissé en Orient. Tu vas goûter, cher Ernest, tu goûtes déjà des bonheurs qui me seront toujours interdits. Je crois, comme le paria de Bernardin de Saint-Pierre, que le bonheur se trouve avec une bonne femme. Le tout est de la rencontrer, et d’être soi-même un bon homme, condition double et effrayante. Quoi qu’il t’advienne par la suite, souviens-toi, cher vieux, que tu as là-bas, au bord de l’eau, entre la côte et la rivière, une oreille toujours ouverte pour les confidences, une main amie qui ne te faillirait pas et un dévouement qui, pour être vieux, n’a pas vieilli. Si l’écorce parfois t’a pu sembler plus râpeuse que par le passé, c’est que j’ai subi des petites scènes d’intérieur (je parle de l’âme) qui ont dû me cristalliser un peu les manières. Il faut faire comme à Herculanum, déblayer la lave, et tu retrouveras les peintures encore fraîches.

Eh bien, oui, j’ai vu l’Orient et je n’en suis pas plus avancé, car j’ai envie d’y retourner. J’ai envie d’aller aux Indes, de me perdre dans les pampas de l’Amérique et d’aller au Soudan voir la chasse aux nègres et aux éléphants. De toutes les débauches possibles, le voyage est la plus grande que je sache ; c’est celle-là qu’on a inventée quand on a été fatigué des autres. Je la crois plus pernicieuse à la tranquillité de l’esprit et à la bourse que ne peut l’être celle du vin ou du jeu. On s’embête parfois, c’est vrai ; mais on jouit démesurément aussi. La vue du Sphinx a été une des voluptés les plus vertigineuses de ma vie, et si je ne me suis pas tué là, c’est que mon cheval ou Dieu ne l’ont pas positivement voulu. La mer Morte m’a aussi fait plus de plaisir que je ne l’aurais supposé d’après son nom « mer Morte ou lac Asphaltite », que je lisais sur les cartes depuis longtemps.

Nous n’avons pu aller en Perse, hélas ! Les massacres d’Alep et le soulèvement de la province de Bagdad nous en ont empêchés. Nous aurions eu l’imprudence de nous y engager, que nous y serions restés. Nous avons même traversé la Syrie le fusil au poing. Personne n’a voulu nous conduire sur le mont Thabor et nous avons eu deux ou trois fois des alertes qui auraient pu devenir chaudes. Dieu merci, tout s’est bien passé, quoique tout notre monde ait été malade. Notre domestique français que nous avions emmené a failli crever de la fièvre, dans le Liban. Quant à nous deux, nous avons été inébranlables comme des rocs. Pendant huit mois consécutifs, nous avons vécu de riz, d’œufs durs, de notre chasse, c’est-à-dire de tourterelles, et d’eau claire. En Syrie, même régime, sauf que nous nous refaisions le tempérament dans les villes. Quant à l’Asie Mineure et à Rhodes, c’est plus confortable sous le rapport du bec. En Grèce nous avons souffert un peu du froid. Nous avons été bien rincés par les pluies et par les neiges. Nous nous sommes perdus une nuit dans le Cithéron, ce qui nous a donné occasion d’engueuler Apollon et les neuf Muses. Nous avons traversé le Péloponèse dans un rude moment. Souvent, pour passer les fleuves, nous avions de l’eau jusqu’au nombril, et nos chevaux nageaient sous nous. De Patras nous nous sommes embarqués pour Brindisi, et de Brindisi nous avons gagné Naples à travers les Calabres. Voilà ! cher vieux, ce que nous avons fait. Quant à l’Égypte, nous sommes remontés au delà de la première cataracte, environ 80 lieues au-dessus du tropique du Cancer, et nous avons fait un détour pour gagner les bords de la mer Rouge, voyage de dix jours dans le désert par 50 degrés de chaleur Réaumur et par temps de Ramsin[1], autrement dit Simoun, meurtrier en poésie. Nous avons vu partout par là des choses, Monsieur, que l’on ne verrait pas à Paris, même en payant. Ô le désert ! Ô le désert !

À quelque jour, quand tu viendras au coin du feu y rôtir la semelle de tes bottes, je pourrai te faire part de mes impressions de voyage qui, pour être moins blagueuses que celles du sieur Dumas, ne laisseront pas, peut-être, de t’amuser tout autant.


  1. Khamsin.