Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0282

Louis Conard (Volume 2p. 303-307).

282. À LOUIS BOUILHET.
Rome, 9 avril 1851.

Je t’ai écrit de Patras une longuissime lettre où je te parlais de tes deux pièces du Vesper et du Corydon[1] ; aussi ai-je été fort étonné, dans le petit mot que Maxime a reçu de toi à Naples, de voir que tu me demandais mon avis. Tu as dû pourtant recevoir cette lettre ; je serais fâché qu’elle fût perdue.

De jour en jour, à Naples et à Rome, depuis que j’y suis, j’attendais et j’attends une lettre de ta seigneurie. Je n’en ai pas eu depuis Athènes, c’est-à-dire depuis janvier dernier. C’est long, cher Monsieur. Que deviens-tu donc ? Voilà l’été, pauvre vieux ; au mois de juillet prochain, dans deux mois et demi, nous reprendrons nos dimanches, nos gueulades, nos chères et communes inquiétudes. Tu t’étendras sur mon tapis de voyage, plein encore de sable et de puces. Tu fumeras dans mes pipes longues et humeras, si tu veux, le cuir de ma selle.

Je deviens fou de désirs « effrénés » (j’écris le mot et je le souligne). Un livre que j’ai lu à Naples sur le Sahara m’a donné envie d’aller au Soudan avec les Touaregs qui ont toujours la figure voilée comme des femmes, pour voir la chasse aux nègres et aux éléphants. Je rêve bayadères, danses frénétiques et tous les tintamarres de la couleur. Rentré à Croisset, il est probable que je vais me fourrer dans l’Inde et dans les grands voyages d’Asie. Je boucherai mes fenêtres et je vivrai aux lumières. J’ai des besoins d’orgies poétiques. Ce que j’ai vu m’a rendu exigeant.

Le Don Juan avance piano ; de temps à autre, je « couche par écrit » quelques mouvements.

Mais parlons de Rome ; tu t’y attends, bien sûr. Eh bien, vieux, je suis fâché de l’avouer, ma première impression a été défavorable. J’ai eu, comme un bourgeois, une désillusion. Je cherchais la Rome de Néron et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L’air prêtre emmiasme d’ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste. J’avais beau me fouetter et chercher ; toujours des églises, des églises et des couvents, de longues rues ni assez peuplées ni assez vides, avec des grands murs unis qui les bordent et le christianisme tellement nombreux et envahissant que l’antique qui subsiste au milieu est écrasé, noyé.

L’antique subsiste dans la campagne, inculte, vide, maudite comme le désert, avec ses grands morceaux d’aqueduc et ses troupeaux de bœufs à large envergure. Ça, c’est vraiment beau et du beau antique rêvé. Quant à Rome elle-même, sous ce rapport, je n’en suis pas encore revenu ; j’attends pour la reprendre par là que cette première impression ait un peu disparu. Ce qu’ils ont fait du Colisée, les misérables ! Ils ont mis une croix au milieu du cirque et tout autour de l’arène douze chapelles ! Mais comme tableaux, comme statues, comme seizième siècle, Rome est le plus splendide musée qu’il y ait au monde. La quantité de chefs-d’œuvre qu’il y a dans cette ville, c’est étourdissant ! C’est bien la ville des artistes. On peut y passer l’existence dans une atmosphère complètement idéale, en dehors du monde, au-dessus. Je suis épouvanté du Jugement dernier de Michel-Ange. C’est du Gœthe, du Dante et du Shakespeare fondus dans un art unique ; ça n’a pas de nom et le mot sublime même me paraît mesquin, car il me semble qu’il comporte en soi quelque chose d’aigre et de trop simple.

J’ai vu une Vierge de Murillo qui me poursuit comme une hallucination perpétuelle, un Enlèvement d’Europe, de Véronèse, qui m’excite énormément, et encore deux ou trois autres choses à faire beaucoup causer. Il y a quinze jours que je suis à Rome. Je t’en parlerai plus longuement plus tard. Mais la Grèce m’a rendu difficile sur l’art antique. Le Parthénon me gâte l’art romain, qui me paraît à côté mastoc et trivial. Oui, c’est beau, la Grèce !

Ah ! pauvre vieux, comme je t’ai regretté à Pompéi ! Je t’envoie des fleurs que j’y ai cueillies dans un lupanar sur la porte duquel se dressait un phallus. Il y avait dans cette maison plus de fleurs que dans aucune autre. Les semences antiques tombées à terre ont peut-être fécondé le sol. Le soleil casse-brillait sur les murs gris.

J’ai vu Pouzzoles, le lac Lucrin, Baïa. Ce sont des paradis terrestres ; les empereurs avaient bon goût. Je me suis fondu en mélancolie par là.

Comme un touriste, je suis monté au haut du Vésuve, ce qui m’a même éreinté. Le cratère est curieux. Le soufre a poussé sur ses bords en formidables végétations jaune et lie de vin. J’ai été à Pœstum. J’ai voulu aller à Caprée et ai failli y rester… dans les flots. Malgré ma qualité de canotier, j’ai bien cru que c’était mon dernier moment. J’avoue avoir été troublé et même avoir eu paour, grand paour. J’étais à deux doigts de ma perte, comme Rome aux pires temps des guerres puniques.

Naples est charmant par la quantité de femmes qu’il y a. Tout un quartier est garni de putains qui se tiennent sur leur porte ; c’est antique et vrai Suburre. Lorsqu’on passe dans la rue, elles retroussent leurs robes jusqu’aux aisselles et vous montrent leur C… pour avoir deux ou trois sols. Elles vous poursuivent dans cette posture. C’est encore ce que j’ai vu de plus raide comme prostitution et cynisme. Nous deux Maxime, au bout de la rue, avons laissé tomber notre tête sur notre poitrine et avons soupiré : « Ce pauvre Bouilhet !!! »

C’est à Naples qu’il faut aller pour se retremper de jeunesse, pour aimer la vie. Le soleil même en est amoureux. Tout est gai et facile. Les chevaux portent des bouquets de plumes de paon aux oreilles. La Chiaia est une grande promenade de chênes verts au bord de la mer, arbres en berceau et le murmure des flots derrière.

Tu verras Maxime dans un mois. Je lui envie la bonne embrassade qu’il te donnera et cette fleur du retour que mon égoïsme aurait voulu t’offrir. « Fleur du retour » est bien Sainte-Beuve.

Je compte être à Venise vers le commencement de juin et m’en fais une fête. Je m’y donnerai une bosse de peinture vénitienne dont je suis amoureux. C’est définitivement celle qui m’est la plus sympathique. On dit que ce sont des matérialistes, soit. En tout cas ce sont des coloristes et de crânes poètes.

Adieu, cher vieux de mon cœur, je t’embrasse.


  1. Voir Nééra, dans Festons et Astragales.