Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0263

Louis Conard (Volume 2p. 221-224).

263. À SA MÈRE.
Beyrouth, 26 juillet 1850.

C’est dans la nuit de jeudi à vendredi dernier que nous sommes arrivés à Beyrouth. La brume voilait les côtes de Syrie, il faisait humide, le pont était trempé, tous les passagers dormaient, moi seul excepté qui, le lorgnon sur l’œil, me guindais pour découvrir quelque chose. Enfin des lumières à ras des flots ont paru ; c’était Beyrouth. Nous étions dans la rade, le bateau allait à demi-vapeur. Tout le monde se taisait ; on entendait de dessous l’avant du navire glousser une poule dans la cage aux volailles, et au haut du mât la lanterne qui crépitait dans l’humidité de la nuit. Quelque temps après j’ai entendu venir du rivage le chant d’un coq, un autre y a répondu, et puis il s’est mêlé à ces deux voix une autre voix stridente et se répétant d’une façon monotone, comme le chant du grillon. Le capitaine sur la passerelle donnait des commandements, la lune venait de se coucher, il faisait beaucoup d’étoiles. Nous avons passé près d’un navire dont la cabine était éclairée, on a lâché l’ancre, nous étions arrivés et j’ai été me coucher. Il était 3 heures 5 minutes du matin à ma montre.

Le lendemain, ou plutôt 3 heures après, à 6 heures, nous nous sommes embarqués, gants et gens, dans le canot du lazaret. Nous avions avec nous, comme devant être nos compagnons de captivité, deux moines Franciscains, dont l’un s’en va à Ispahan et l’autre à Jérusalem, un capitaine Maltais, deux ou trois marchands chrétiens de Syrie, établis à Alexandrie, dont l’un possédait une pauvre petite négresse de 10 à 12 ans. Quand nous sommes arrivés sur le vapeur, nous l’avions vue blottie dans un coin et qui pleurait à chaudes larmes. Elle avait l’air si misérable et si triste que les marins en étaient apitoyés. Joseph, qui connaissait son propriétaire, m’a dit : « Il est de si grandes canailles ! Ces chrétiens de la Syrie ! bien pis que des Turcs ! Il est de mauvaises gens, tout à fait durs, savez-vous bien ? brutaux comme des mulets. » Hier nous l’avons vue comme ses maîtres lui faisaient prendre un bain de mer. Son pauvre petit corps noir était là tout nu, sur la plage, les pieds dans l’eau, en plein soleil, avec sa tête noire frisée et un grand anneau d’argent passé à son cou. Ils l’ont savonnée avec du sable, et d’une si rude façon que la peau lui saignait. Après quoi on l’a entrée dans l’eau et rincée comme un caniche. Alors j’ai pensé aux jeunes personnes d’Europe qui sortent avec leurs mères, ont des maîtres, jouent du piano, lisent des romans, les pieds dans leurs pantoufles brodées… Il y avait aussi avec nous une bonne Alsacienne qui va à Jérusalem rejoindre son fiancé qui tient une manufacture de vers à soie, et de plus un étudiant allemand. L’étudiant allemand a rencontré sa compatriote à Marseille, il l’accompagne et la protège. Ces deux braves gens avaient acheté à Alexandrie une bouteille de vin qui, dans l’embarquement, s’était égarée et dont ils paraissaient fort inquiets. C’était comme l’homme aux bottes de la guimbarde de Fécamp : « ne sentez-vous pas les bottes ? » L’étudiant disait à tout le monde : « Ne foyez-vous pas une pouteille de fin ? Chosef, ne chentez-fous pas une pouteille de fin ? » Enfin on a fini par découvrir la fameuse bouteille qui roulait au fond de la barque, sous une de nos cantines. En voyant le danger qu’elle avait couru, son propriétaire en a écarquillé les yeux sous ses lunettes. C’était une polissonne de bouteille grande comme un broc, et qui contenait bien dix à quinze litres. Ils avaient emporté ça pour le « foyache ».

La mer était si transparente et si bleue que nous voyions les poissons passer et les herbes au fond. Elle était calme et se gonflait avec un doux mouvement, pareil à celui d’une poitrine endormie. En face de nous Beyrouth, avec ses maisons blanches, bâtie à mi-côte et descendant jusqu’au bord des flots, au milieu de la verdure des mûriers et des pins parasols. Puis, à gauche, le Liban, c’est-à-dire une chaîne de montagnes portant des villages dans les rides de ses vallons, couronnée de nuages et avec de la neige à son sommet. Ah ! pauvre mère, tiens, dans ce moment-ci, j’en ai les yeux humides en pensant que tu n’es pas là, que tu ne jouis pas comme moi de toutes ces belles choses, toi qui les aimes tant. Que j’aurais de plaisir à voir ta pauvre mine, ici, à mes côtés, s’ébahissant de ces prodigieux paysages. Je crois que la Syrie est un crâne pays, « il est carquechose de particulier », comme dit Joseph. Nous ne sommes pas gâtés en fait de verdure et de vues grasses. L’Égypte n’est même belle que par le caractère monumental, régulier, impitoyable de sa nature, sœur jumelle de son architecture. Mais la Syrie est au contraire mouvementée, variée, pleine de choses imprévues. Le lazaret, par exemple, est un des plus beaux pavillons de campagne que je connaisse. Ô nature ! nature ! Quelle canaille que cette vieille nature ! Comme c’est calme ! Quelle sérénité, à côté de toutes nos agitations !