Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0262

Louis Conard (Volume 2p. 220-221).

262. À LOUIS BOUILHET.
Alexandrie, 5 juillet [1850].

C’est fini, j’ai dit adieu au Caire, c’est-à-dire à l’Égypte. Pauvre Caire ! comme il était beau la dernière fois que j’ai humé la nuit sous ses arbres ! Alexandrie m’ennuie. C’est plein d’Européens, on ne voit que bottes et chapeaux ; il me semble que je suis à la porte de Paris, moins Paris. Enfin dans quelques jours la Syrie, et là nous allons nous mettre le derrière sur la selle et pour longtemps. Nous serons enfourchés dans les grandes bottes et nous galoperons poitrine au vent.

Je te remercie, cher vieux, des cadeaux qui m’attendent à Beyrouth. À propos de Lamartine, j’ai lu hier dans le Constitutionnel quelques passages de Geneviève. Il y a dans la préface une revue des grands livres que je te recommande. C’est de la folie arrivée à l’idiotisme.

Que dis-tu de l’histoire suivante qui s’est passée au Caire pendant que nous y étions ? Une femme jeune et belle (je l’ai vue), mariée à un vieux, ne pouvait à sa guise visiter son amant. Depuis trois mois qu’ils se connaissaient, à peine s’ils avaient pu se voir trois ou quatre fois tant la pauvre fille était surveillée. Le mari, vieux, jaloux, malade, hargneux, la serrait sur la dépense, l’embêtait de toutes façons et sur le moindre soupçon la déshéritait, puis refaisait un testament, et toujours ainsi, croyant la tenir en laisse par l’espoir de l’héritage. Cependant il tombe malade. Alternatives, soins dévoués de madame ; on la cite. Puis quand tout a été fini, quand le malade est sans espoir, ne pouvant plus remuer ni parler, près de mourir, mais ayant toujours la connaissance, alors elle a introduit son amant dans la chambre et s’est donnée à lui sous les yeux du moribond. Rêve le tableau ! A-t-il dû rager, le pauvre bougre ! Voilà une vengeance.