Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0251

Louis Conard (Volume 2p. 166-168).

251. À SA MÈRE.
Assouan (Syène), 12 mars 1850.

Nous voilà à Assouan, devant la première cataracte, ayant encore, pour arriver au terme de notre voyage du Nil, 65 lieues à faire environ ; si nous avons du bon vent, il y en a pour une dizaine de jours. Puis nous redescendrons tout doucement, nous arrêtant un peu partout. Ce qu’il y a à voir ici est énorme. Il faudrait des années et non des semaines. Nous voyageons lentement du reste, ne nous fatiguant pas, regardant avec de longues contemplations tout ce qui nous passe sous le nez, dormant beaucoup, mangeant de même, et ayant des teints d’une fraîcheur charmante, malgré le culottage du soleil sur nos cuirs.

Nous entrons dans la Nubie. La nature est tout autre. Le paysage est d’une férocité nègre ; des rochers tout le long du Nil, qui maintenant devient resserré ; des palmiers de 50 pieds de haut au moins, et des montagnes de sable qui, au soleil, semblent être de poudre d’or. Nous nous sommes promenés tantôt dans l’île d’Éléphantine. Des enfants tout nus nous suivaient sous les palmiers. Au seuil des huttes, des femmes couleur de café brûlé, n’ayant qu’un petit caleçon en cuir pour tout vêtement, nous regardaient passer, ouvrant tout ébahis leurs grands yeux de faïence. Le soleil se couchait sur les montagnes ; une grande prairie verte s’étendait devant nous, entre des dattiers qui l’encadraient, et au loin le Nil brillait dans la découpure inégale des rochers de granit qu’il traverse. Pour passer le fleuve, les gens du pays s’y prennent de la façon suivante : on commence par ôter sa chemise que l’on roule en turban sur sa tête, on monte à califourchon sur deux bottes de roseaux liées ensemble et terminées en pointe à chaque bout ; puis, avec une rame, on pousse l’eau alternativement à droite et à gauche. Au milieu de l’eau on voit ainsi ces tritons noirs qui s’en vont tranquillement, les jambes accroupies devant eux sur leur singulière nacelle.

Ce matin on nous a apporté une grande cigogne en vie ; après l’avoir gardée une heure, nous l’avons relâchée. Elle avait les pattes roses et le corps tout blanc.

L’autre jour, au moment de partir d’Esneh, des Bédouins nous ont vendu pour quatre piastres (20 sous) une gazelle qu’ils avaient tuée le matin. Pendant deux jours nous avons vécu dessus ; c’est excellent. Nous avons gardé sa tête et Joseph a découpé sa peau pour m’en faire un tapis. Il ne serait pas difficile d’en avoir une en vie. Je voudrais bien en rapporter une à Croisset pour la petite, mais l’embarras que cela nous causerait m’empêchera de réaliser cette envie que j’ai depuis longtemps. En fait de crocodiles, nous en voyons toujours ; les gredins ont la vie dure. Il faudrait les surprendre pendant leur sommeil, mais je crois qu’ils sont toujours éveillés. Pour des momies, nous n’avons pas encore commencé nos recherches. Du reste c’est bientôt, en redescendant, que nous allons nous mettre à travailler. Maxime va recommencer ses rages photographiques ; il faut espérer que, pendant ce temps-là, j’écrirai à ce malheureux Bouilhet dont je n’ai aucune nouvelle.

Nous avons eu à Esneh une soirée d’almées. C’était convenable ; je ne dis que cela ! car ça mériterait une description très stylée. Une de ces femmes avait un mouton familier tacheté de henné jaune (par gentillesse), avec une muselière en velours ; il la suivait comme un chien. Quant aux danses de ces dames, c’est une chose des plus merveilleuses qu’il soit possible de voir. Cela seul vaut le voyage (sans enthousiasme).