Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0250

Louis Conard (Volume 2p. 164-165).

250. À SA MÈRE.
Entre le mont Farchout et Resseh[1], 3 mars 1850.

Nous menons une vie de fainéantise et de rêvasserie ; toute la journée vautrés sur notre tapis, nous fumons des chibouks et des narguilehs, en absorbant de la limonade et en regardant les rives du fleuve. (Ce sont plutôt des rivages. Ça ressemble à la mer.) On croit faire une longue navigation et toujours longer les côtes d’un continent. Dans des moments, on se croit dans un lac immense dont on ne voit pas les limites. La chaîne arabique ne nous quitte pas sur la gauche. C’est tantôt une falaise coupée à pic, d’autres fois elle se mamelonne en monticules que de grandes lignes de sable parallèles rayent de gris, comme le dos d’une hyène.

À propos de bêtes féroces, aujourd’hui nous avons vu pour la première fois plusieurs crocodiles. Max en a tiré plusieurs et n’en a tué aucun. C’est fort difficile, à cause de l’extrême pusillanimité de cette grosse bête qui fuit au moindre bruit.

De temps à autre, on rencontre une cange qui descend vers le Caire. Les drogmans des deux bateaux s’appellent. On se met sur le pont, et on se regarde passer sans rien dire. Quand le bateau que l’on croise porte pavillon tricolore, on se salue de quatre coups de fusil, on se crie les nouvelles politiques, et quelquefois on se met en panne pour se faire une visite. Il y a quelques jours, à Beni-Souëf, nous sommes ainsi montés à bord d’une cange où voyageait un certain M. Robert, du Dauphiné, en compagnie d’un Polonais dont j’ai, bien entendu, oublié le nom, en sa qualité de nom polonais. Quand il a su le mien, il s’est mis à me dire : « Ah ! Monsieur, vous portez le nom d’un homme que j’ai bien connu (cela m’a fait dresser les oreilles) ; j’ai connu un célèbre médecin qui s’appelait comme vous », etc. Lui ayant dit que c’était mon père, il m’a fait beaucoup de politesses et de compliments. Ce Polonais a habité Neufchâtel, m’a demandé des nouvelles de plusieurs familles de Rouen ; il connaît Orlowski. C’est un homme de taille moyenne, brun, avec de très beaux yeux noirs. Le médecin de Siout, à qui j’en ai parlé et qui l’avait vu quelques jours avant nous, croit que c’est un médecin lui-même. Cette rencontre inattendue m’a fait un singulier plaisir, que tu comprendras mieux que je ne pourrais te l’écrire.

Quant à nos santés, elles sont excellentes ; nous engraissons tous, Maxime y compris, ce qui peut paraître fabuleux. Si nous écoutions Joseph, nous crèverions de cuisine. Il ne rêve que plats sucrés qu’il appelle des douces, et ragoûts qu’il appelle des petites friddousses. Au reste, nous fondrons cet été en Syrie, où nous mènerons une vie plus rude.


  1. Rissieh.