Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0215

Louis Conard (Volume 2p. 75-77).

215. À LOUISE COLET.
Dimanche soir. [Rouen, sans date].

J’ai écrit à Du Camp pour les lettres ; je lui en avais déjà parlé. Vous savez, je vous dirai exactement et entièrement, comme je le dois, quelle sera sa réponse. Quoi qu’il arrive, soyez, ma chère Louise, sans la moindre inquiétude et sur le présent et sur l’avenir. J’ai peur, d’après tout ce que vous me dites de votre santé, que vous ne finissiez par devenir malade. Soignez-vous, soyez sage ; je veux dire raisonnable. Tâchez surtout de réfréner cette susceptibilité nerveuse qui est la calamité des natures d’artiste et la source de presque toutes leurs douleurs, tant au moral qu’au physique. Quant à moi, mes nerfs ne vont pas mieux. Je m’attends d’un jour à l’autre à avoir quelque attaque assez grave, car voilà quatre mois révolus que je n’en ai eu, ce qui est, depuis un an, le délai habituel. Au reste je m’en f…, comme dirait Phidias. À force de temps tout s’use, les maladies comme le reste, et j’userai celle-là à force de patience, sans remède ni rien ; je le sens et j’en suis sûr. Pardon, pauvre âme, de vous entretenir de ces misères mais ce sont les moindres ; j’en ai d’autres, la famille, etc ! Oh si vous saviez l’envie, le besoin que je me sens de faire mon paquet et de partir bien loin, dans un pays dont je n’entende pas la langue, loin de tout ce qui m’entoure, de tout ce qui m’oppresse !

Penser que jamais, sans doute, je ne verrai la Chine ! que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux ! que jamais peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les bambous ! Vous pouvez traiter tout cela comme des appétits d’imagination qui ne méritent pas de pitié ; mais j’en souffre tant quand j’y pense, ce qui malheureusement m’arrive souvent, que vous en seriez émue si vous pouviez voir ce qu’il y a là de lamentable et d’irrémédiable. Je vis dans une fosse et, quand je lève la tête pour regarder le Ciel, c’est vous que je vois en haut, penchée sur le bord et pleurant. Y a-t-il du nouveau pour le drame ? à quand ? qu’a-t-on décidé ? J’ai bien envie de le voir, allez ; mon cœur en bat d’avance comme si je voyais se lever le rideau du premier acte.

J’ai fini le dernier chapitre de la Bretagne ; il me faut bien encore six belles semaines pour corriger l’ensemble, enlever des répétitions de mots et élaguer quantité de redites. C’est un travail délicat, long et ennuyeux. Maintenant que je n’écris plus, je vais reprendre ce brave Aristophane et mes lectures religieuses. Mon copiste va si lentement, est si bête et si sot que je ne sais quand il aura fini et quand je pourrai vous prêter le manuscrit qui sera mien, des deux que nous ferons faire. Si nous eussions eu deux mille francs dans notre poche, au lieu de faire copier nous en eussions fait tirer deux exemplaires imprimés pour nous seuls, ce qui eût été plus commode à lire. Adieu, ma chère Louise, je vous embrasse sur le cœur, de tout le mien.