Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0187

Louis Conard (Volume 2p. 7-9).

187. À LOUISE COLET.
[Rouen], sans date[1].

Tu as mal compris, chère amie, le sens de ma lettre où je te demandais si tu voulais me voir. Je ne posais pas l’interrogation pour moi, mais pour toi. Ne m’as-tu pas assez dit que le te rendais malheureuse ?… J’ai l’air (je me fais cet effet-là à moi-même) d’avoir été la calamité de ta vie. Qu’on aime ou qu’on déteste le poison qu’on boit, rien n’en change l’effet ; ceux qui se tuent avec de l’eau-de-vie aiment l’eau-de-vie…

Voici donc ce que j’avais pensé : « Si elle croit que de me voir la rendra pire encore, si une heure, un jour de joie et de larmes mêlées doivent lui laisser encore des mois amers, une longue existence d’ennuis déchirants quand ils ne sont pas mornes, mieux vaut pour maintenant qu’elle ne me voie pas. J’irai dans sa rue, je regarderai sa maison, et je m’en retournerai. Si je la rencontre, tant mieux ; sinon, ce sera tout. » Je t’ai demandé enfin si tu voulais guérir. Je t’offrais un moyen, une chance, et tu as cru que c’était l’hypocrite préparation à ceci : venir à Paris sans vouloir te voir.

Je n’y serais pas venu d’ailleurs si tu m’avais dit : « Tu as raison, cela vaut mieux. » On n’aurait as eu besoin, comme tu me le recommandais dimanche dans cette hypothèse, de te cacher le jour de ma présence. Il n’y en aurait pas eu du tout.

C’est bien pour jeudi que Phidias m’a engagé à venir, mais je n’y serai que vendredi ou samedi. Il faut probablement que je m’absente mercredi soir de Rouen. Ainsi, si tu me réponds d’ici à ce que nous nous voyions, que ce soit de suite.

Nous allons donc nous revoir, pauvre amie ! J’ai envie de te revoir, mais ce sera si peu ! Tu vas dire que j’empoisonne tout d’avance et que je parle toujours de la pourriture qui viendra sur les fruits, quand à peine ils sortent de la fleur ! Hélas oui ! Hélas oui ! Aussi je n’ai ni la joie bienheureuse de ceux qui se mettent à table, levant bien haut leur verre pour qu’on l’emplisse à déborder, ni la tristesse aigre, ni les sueurs froides de ceux qui se réveillent le lendemain au milieu des pots brisés et de leur cœur déchiré !

À ce qu’il paraît que notre ami Max a manqué d’aller voir Pluton. Qu’il ait manqué, tant mieux pour moi, tant pis pour lui. Quand on a un peu d’humanité, on ne peut s’empêcher de souhaiter la mort à ceux qu’on aime. Et on dira que j’ai le cœur dur !

Pourquoi penser, ou dire du moins, que si tu me demandais à écouter ton drame, je ferais sourde oreille ? Voilà ce que je ne te pardonne pas. Ce sont ces idées que tu te fourres en tête. Ta gloire m’est plus chère que la mienne, si j’en avais une toutefois ! Je veux dire que j’ai plus envie de t’entendre applaudir que de m’entendre applaudir.

Adieu, mille baisers sur les lèvres.


  1. À la place habituelle de la date, Louise Colet a écrit de sa main : dernière lettre du lundi 17 février 1847. Notons que le 17 février est un mercredi.