Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0186

Louis Conard (Volume 2p. 5-7).

186. À LOUISE COLET.
[Rouen, début de 1847.]

Le plus sûr, dis-tu, quand on craint le feu, c’est de s’en tenir à distance. Voilà qui est juste au moins ; mais moi j’ai l’habitude de me chauffer si fort que j’ai les jambes grillées, et pourtant je crie comme un âne à la moindre brûlure. J’ai à la peau du cœur et des jambes des taches indélébiles. Mais les chirurgiens disent qu’il est fort difficile de distinguer les cicatrices du feu de celles du froid. Les deux éléments, glace et flamme, ne sont peut-être pas si éloignés l’un de l’autre qu’on le pense ; y a-t-il tant de degrés de l’un à l’autre ? Tout se touche ! On se baigne en juillet dans la rivière qui glacera mon champagne en janvier, et les glaçons qu’on y laisse, fondus par le printemps, vous feront de l’eau trop chaude pour le mois de juin.

Le cœur de l’homme est encore plus variable que les saisons, tour à tour plus froid que l’hiver et plus brûlant que l’été. Si ses fleurs ne renaissent pas, ses neiges reviennent souvent par bourrasques lamentables ; ça tombe ! ça tombe ! ça couvre tout de blancheur et de tristesse, et quand le dégel arrive c’est encore plus sale !

Mon Dieu que je suis bête ! Je me trouve démesurément stupide, et j’en suis attristé parce que j’en ai conscience. Non seulement j’arrive à ne plus pouvoir parler, mais j’en arriverai à ne plus pouvoir écrire. Il est étrange combien toutes mes rigoles se bouchent, comme toutes mes plaies se ferment et font digue vis-à-vis les flots intérieurs. Le pus retombe en dedans. Que personne n’en sente l’odeur, c’est tout ce que je demande.

Et toi, pauvre chérie, les tiennes se guérissent-elles ? Si c’est moi qui les ai faites, que ne puis-je les embrasser pour te témoigner au moins que la vue m’en fait souffrir.

Je vais venir à Paris bientôt, un jour, un seul jour. Me verras-tu ? Veux-tu me voir ? (car tu dis emphatiquement qu’il vaudrait mieux ne pas se voir). Si tu crains que ma présence ne ravive tes douleurs, que mon départ ne les redouble, que veux-tu que je fasse ? Réfléchis à cela ! réfléchis-y longuement, sagement. Je ferai là-dessus ce que tu diras.

Le drame avance-t-il ? Quant à moi je suis empêtré dans une foule de lectures que je me hâte de terminer ; je travaille le plus que je peux et je n’avance pas à grand’chose. Il faudrait vivre deux cents ans pour avoir une idée de n’importe quoi. Je viens de finir aujourd’hui le Caïn de Byron. Quel poète ! Dans un mois environ j’aurai achevé Théocrite. À mesure que j’épelle l’antiquité, une tristesse démesurée m’envahit en songeant à cet âge de beauté magnifique et charmante passé sans retour, à ce monde tout vibrant, tout rayonnant, si coloré et si pur, si simple, et si varié. Que ne donnerais-je pas pour voir un triomphe ! Que ne vendrais-je pas pour entrer un soir dans Subure, quand les flambeaux brûlaient aux portes des lupanars et que les tambourins tonnaient dans les tavernes ! Comme si nous n’avions pas assez de notre passé, nous remâchons celui de l’humanité entière et nous nous délectons dans cette amertume voluptueuse. Qu’importe après tout, s’il n’y a que là qu’on puisse vivre, s’il n’y a qu’à cela qu’on puisse penser sans dédain et sans pitié !

Adieu, à toi.