Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0177
Ne trouves-tu pas qu’il y aurait un beau roman à faire sur l’histoire de M[axime] D[ucamp] ? Toi qui es à même de voir tout cela de près, tu devrais t’en mêler. Tu as l’esprit fin, clair, juste quand la passion ne t’égare pas ; le fond en est ardent et sceptique. Étudie bien ces personnages, complète dans ta tête ce que la vérité matérielle a toujours de tronqué, et mets-nous ça en relief dans quelque bon livre bien tassé, bien nourri, varié de ton et d’aspect, uni d’ensemble et de couleur. Ces détails techniques que tu me donnes sur le Mari sont curieux. Je vais prendre des informations là-dessus et je te dirai ce que la science en pense. Il ne faut blâmer, même en pensée, cette femme de ce que tu trouves que la passion, chez elle, ne sonne pas assez fort. Nier l’existence des sentiments tièdes parce qu’ils sont tièdes, c’est nier le soleil tant qu’il n’est pas à midi. La vérité est tout autant dans les demi-teintes que dans les tons tranchés. J’ai eu dans ma jeunesse un ami véritable qui m’était dévoué, qui eût donné pour moi sa vie et son argent ; mais il ne se serait pas levé, pour me plaire, une demi-heure plus tôt que de coutume ni (sic) accéléré aucun de ses mouvements. Quand on observe avec un peu d’attention la vie, on y voit les cèdres moins hauts et les roseaux plus grands. Je n’aime pas pourtant l’habitude qu’ont de certaines gens de rabaisser les grands enthousiasmes et d’atténuer les sublimités hors nature. Ainsi le livre de Vigny, Servitude et Grandeur militaires, m’a un peu choqué au premier abord, parce que j’y ai vu une dépréciation systématique du dévouement aveugle (du culte de l’Empereur par exemple), du fanatisme de l’homme pour l’homme, au profit de l’idée abstraite et sèche du devoir, idée que je n’ai jamais pu saisir et qui ne me paraît pas inhérente aux entrailles humaines. Ce qu’il y a de beau dans l’Empire, c’est l’adoration de l’Empereur, amour exclusif, absurde, sublime, vraiment humain ; voilà pourquoi j’entends peu ce qu’est pour nous, aujourd’hui, la Patrie. Je saisis bien ce que c’était pour le Grec qui n’avait que sa ville, pour le Romain qui n’avait que Rome, pour le sauvage qu’on vient traquer dans sa forêt, pour l’Arabe qu’on poursuit jusque sous sa tente. Mais nous, est-ce qu’au fond nous ne nous sentons pas aussi bien Chinois ou Anglais que Français ? N’est-ce pas à l’étranger que vont tous nos rêves ? Enfants, nous désirons vivre dans le pays des perroquets et des dattes confites ; nous nous élevons avec Byron ou Virgile, nous convoitons l’Orient dans nos jours de pluie, ou bien nous désirons aller faire fortune aux Indes, ou exploiter la canne à sucre en Amérique. La Patrie, c’est la terre, c’est l’Univers, ce sont les étoiles, c’est l’air, c’est la pensée elle-même, c’est-à-dire l’infini dans notre poitrine. Mais les querelles de peuple à peuple, de canton à arrondissement, d’homme à homme, m’intéressent peu et ne m’amusent que lorsque ça fait de grands tableaux avec des fonds rouges. J’ai relu hier au soir, seul au coin de mon feu, les vers de Mantes. Sais-tu que c’est beau et très beau ? Tu as été inspirée, et je maintiens mon dire : tu n’as rien fait de mieux. J’ai été ému de cette lecture, et j’ai tressailli de tendresse pour toi. Ce sera un trésor pour mes vieux jours, et il me semble déjà que je me vois avec des cheveux blancs, cassé et toussant dans mon fauteuil, me levant pour aller prendre dans un tiroir ce petit carnet de maroquin.
Je te renverrai par Max le prologue. Ça ferait un certain effet à la scène, à cause de la vivacité du dialogue, dont les coupes sont peut-être parfois un peu intentionnelles. Il y a quelques contradictions dans le caractère ou plutôt dans le débit des personnages. Il est fâcheux en somme que tu n’aies pas donné suite à cette œuvre.
Oui, je repense souvent à la soirée de Novembre, et aux pleurs que tu versais quand tu faisais des allusions involontaires ; mais je n’en persiste pas moins à croire que tu estimes cela trop. J’ai été même indigné que tu aies comparé ce livre à René. Ça m’a semblé une profanation. Pouvais-je te le dire, puisque c’était une preuve d’amour ?
Il neige, il fait froid, nous allons dîner à la campagne, chez mon beau-frère qui s’en fait une fête, mais pas moi. Je n’aime pas tous ces dérangements-là. Heureusement que nous serons revenus à dix heures. J’ai fait ta commission du sucre de pomme.
Adieu cher amour ; je t’embrasse sur ta peau si fine. Mille tendres baisers.