Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0171

Louis Conard (Volume 1p. 404-407).

171. À LA MÊME.
[Lundi 23 novembre 1846.]

La première lettre que tu recevras de moi te dira positivement le jour de mon arrivée. Quant à l’heure, je ne suis pas si sûr d’être exact ; on peut manquer un convoi.

Ta lettre de ce matin (j’en ai reçu deux à la fois, une de jeudi et une d’hier ; je parle de celle d’hier) aurait amolli des tigres et je ne suis pas un tigre, va ! Je suis un pauvre homme bien simple et bien facile et bien homme, « tout ondoyant et divers », cousu de pièces et de morceaux, plein de contradictoires et d’absurdités. Si tu ne comprends rien à moi, je n’y comprends pas beaucoup plus moi-même. Tout cela est trop long à expliquer et trop ennuyeux ; mais revenons à nous.

Puisque tu m’aimes, je t’aime toujours ; j’aime ton bon cœur si ardent et si vif, ton cœur si vibrant dont la mélopée intérieure se module tour à tour en sanglots tendres et en cris déchirants. Je ne le croyais pas tel qu’il est. Chaque jour tu m’étonnes, et je finis par croire que je suis bête, car j’éprouve des ébahissements singuliers à voir ces trésors de passion, mine d’or que tu m’ouvres pour ma contemplation solitaire.

Et moi aussi je t’aime. Lis-le donc ce mot dont tu es avide et que je répète pourtant à chaque ligne. Mais chacun, tu sais, pense, jouit, aime, vit enfin selon sa nature. Nous n’avons tous qu’une cage plus ou moins grande, où toute notre me se meut et se tourne ; tout cela est une affaire de proportion. Tout ce qui nous étonne et scandalise est ce qui charme et ravit un autre. L’héroïsme de tel cœur est l’état journalier de tel autre, et ainsi de suite. Moi, je ne suis peut-être pas fait pour aimer. Et cependant je sens que j’aime ; j’en ai conscience, conscience intime et profonde. Ton souvenir me met en mollesse ; tes lettres me remuent et je les ouvre en palpitant ; ton image m’attire là-bas. Est-ce tout cela que tu éprouves ? Mais peut-être as-tu raison ; je suis froid, vieux, blasé, plein de caprices et de niaiseries, et égoïste aussi, peut-être ! Qui ne l’est pas ? Depuis le gredin qui mettrait toute sa famille au pilon pour se faire un consommé tonique, jusqu’à l’intrépide qui se jette sous la glace pour sauver des inconnus, chacun ne cherche-t-il pas, d’après les appétits de sa nature, une satisfaction personnelle, qui tourne au détriment des autres, ou à leur avantage, selon l’objet de l’action ? Mais l’impulsion première est toujours du Moi, comme dirait le Philosophe, converge pour y retourner. N’importe ! que je sois ce que je suis ou tout autre, tu n’as pas affaire à un ingrat. On ressemble plus ou moins à un mets quelconque. Il y a quantité de bourgeois qui me représentent le bouilli : beaucoup de fumée, nul jus, pas de saveur. Ça bourre tout de suite, et ça nourrit les rustres. Il y a aussi beaucoup de viande blanche, de poissons de rivières, d’anguilles déliées vivant dans la vase des fleuves, d’huîtres plus ou moins salées, de tête de veau et de bouillies sucrées. Moi, je suis comme le macaroni au fromage, qui file et qui pue ; il faut en avoir l’habitude pour en avoir le goût. On s’y fait à la longue, après que bien des fois le cœur vous est venu aux lèvres. Que sont ces tristes penchants ? Ne vaudrait-il pas mieux prendre les poires qui pendent au haut des arbres, ou les melons qui jaunissent sur du bon fumier ?

Vivons donc ensemble, puisque tu t’y résignes. Te souviens-tu de ce vendredi où je ne suis pas venu chez Phidias ? Tu me l’as reproché, pauvre cœur ! C’est que je pressentais pour toi tous les ennuis que je t’ai donnés. Ces pleurs que tu verses, je les portais déjà dans ma pensée comme une nuée d’orage dans un ciel d’été.

Toujours bonne, toujours prévenante, et guettant tout ce qui peut me faire plaisir, tu m’as envoyé ton Volney. Je t’en remercie bien. Mon frère l’a. Mais ce qu’il n’a pas, c’est ce joli foulard qui était si bien enveloppé entre les deux volumes. Je m’en servirai à Paris ; tu me le verras bientôt. Tiens, veux-tu que je te dise une chose qui me pèse sur le cœur ? Tu vaux mieux que moi, il t’aurait fallu rencontrer un autre homme. Je sens toute l’infériorité de mon rôle et je sens que je te fais souffrir, quoique je voudrais pouvoir te combler de tout.

Je cherche dans ma pauvre tête et je ne trouve rien, rien, comme si mon cœur était un eunuque qui n’a pour lui que le désir et la souffrance.

L’histoire d’Emma est assez curieuse. Je connais un peu un Dulac qui était étudiant en droit, ou en médecine ; je ne me souviens plus. C’est peut-être un autre que celui-là.

Tu es [en] mesure de bien embêter Stello[1] si ça te fait plaisir.

Adieu chérie, je t’embrasse longuement sur ton pauvre cœur.

À toi.

Du Camp me parle de toi. Il a l’air de t’être bien dévoué, mais tu lui parais bien triste. Il m’écrit qu’il fait tout ce qu’il peut pour te remonter le moral. Il n’y paraît guère ! Qu’est-ce qu’il te dit ?


  1. Flaubert désigne ici Alfred de Vigny.