Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0166

Louis Conard (Volume 1p. 395-398).

166. À LA MÊME.
Dimanche matin [15 novembre 1846.]

Ta lettre de ce matin me remue jusqu’aux entrailles. Essuie tes pauvres yeux, chasse ta fièvre. J’ai besoin de t’embrasser, de poser ma tête sur ton cœur. Je t’aime, oui, je t’aime ; l’entends-tu ? Qui est-ce qui pourrait résister à un amour comme le tien, aussi dévoué, aussi profond, aussi involontaire ? Moi qui avais peur que tu ne m’écrives plus ! Ah ! que je te connaissais mal ! J’en frémis de joie, de ton amour. Te mépriser, dis-tu ; mais pourquoi ? Oh tu me calomnies dans ton cœur, aussi toi. Au contraire, non seulement plus je t’aime, mais plus je t’estime, plus je voudrais pouvoir te donner tout. Mais pourquoi faut-il que le seul sacrifice qui te soit agréable soit justement celui-la que je ne puis te faire ? Je suis parti jeudi avec la mort dans l’âme ; mais, entre deux mauvaises actions, j’ai choisi celle qui m’a semblé la moindre, et je suis parti.

J’ai eu des remords de t’avoir quittée, comme si j’avais mal fait ; et pourtant je ne pouvais faire autrement, il le fallait. Tu dis que je n’ai pas voulu t’embrasser avant de partir ; c’est toi qui m’as refusé. Te rappelles-tu que j’ai voulu prendre ta main dans ton manchon et que tu l’as tenue fermée ? Mais pas un seul instant je ne t’en ai voulu. Tu m’affligeais trop ; tout cela s’est retourné contre moi et m’a déchiré à l’intérieur. Que je suis faible ! Moi qui me croyais fort, voilà que je tremble en t’écrivant ; le cœur me bat. Oh ! avant huit jours, vendredi, samedi au plus tard, je te reverrai. Je compte les heures, je reste au coin de mon feu à attendre la journée s’avancer, en pensant à toi et rien qu’à toi.

Nous aurons du temps ; je m’arrangerai d’avance pour être bien libre. Je t’apporterai Novembre ; je te le lirai à l’hôtel, un soir, tout seuls. Un autre jour, tu me liras ton drame. J’irai au spectacle, si tu veux ; je ferai tout ce que tu voudras. Il fait froid ; mes gazons sont tout poudrés à blanc ; les arbres des îles sont noirs ; ma pensée frileuse s’en va toujours de ces lieux et vole vers toi, pour s’y réchauffer dans ton souvenir. Je vois toujours ta tête animée se détachant sur le fond rouge des rideaux. Je sens tes papillotes légères sur ma poitrine, et toute la douceur de ta peau qui m’embrase le corps. N’est-ce pas que tu me promets d’être plus sage, ma pauvre enfant ? Ne pleure plus, Louise, par pitié pour moi, si ce n’est pour toi. Il me semble que l’amour doit résister à tout, à l’absence, au malheur, à l’infidélité, même à l’oubli. C’est quelque chose d’intime qui est en nous, et au-dessus de nous tout à la fois ; quelque chose d’indépendant de l’extérieur et des accidents de la vie. Nous aurons beau faire, nous serons toujours l’un à l’autre. Quand nous nous fâcherions, nous reviendrions toujours l’un vers l’autre, comme des fleuves qui rentrent dans leur lit naturel.

On ne peut se soustraire ai la fatalité de son cœur. Tu es à moi, je suis à toi. Qu’on en souffre ou qu’on en jouisse, il le faut ; cela est.

Du Camp t’a-t-il consolée un peu ? Tu as dû recevoir hier soir une lettre. Je ne sais pas ce que j’y disais ; je n’avais pas la tête à moi. C’est un bon ami que nous avons là !

Dans quel état t’ai-je laissée l’autre jour, mon Dieu !

Je te revois toujours dans le coin de la muraille, pleurant et te tordant. Tu m’accusais ! J’aurais voulu tomber à tes genoux et faire changer chaque sanglot en cri de bonheur. Sais-tu que ça faisait une scène, et que j’avais l’air d’un bourreau !

Adieu, adieu toi que j’aime. Je t’écrirai bientôt, puis pour te dire le jour que j’arrive. Mille baisers ; reçois ici tous ceux que je peux te donner.

Tu m’as dit que je t’avais appris des voluptés nouvelles. Tant mieux ! Je voudrais t’en donner encore d’autres, t’en accabler, t’en faire mourir.

Adieu, adieu.

Le presse-papier que je t’ai donné a longtemps servi à ma sœur. Elle l’avait gagné à une loterie d’un couvent d’orphelines dont ma mère était dame patronnesse, Elle me l’avait donné il y a six ou sept ans.

Si c’est bien un clou que tu as, mets-y de la bouillie ou baigne-toi à l’eau chaude ; mais tu ferais mieux de consulter ton médecin.