Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0161

Louis Conard (Volume 1p. 381-384).

161. À LA MÊME.
Mercredi soir, 11 h. [Croisset, 21 octobre 1846.]

Je réponds à tes deux lettres, à celle écrite dimanche matin et à celle de lundi. On s’est trompé à la poste pour la première, et on l’a envoyée à Croisy-la-Haie, village sur la route de Neufchâtel. Écris, à l’avenir, Rouen en plus gros caractères et Croisset bien distinctement.

Non, je [ne] te ferai pas de reproches sur tes reproches. Que l’injustice en retombe sur toi ! Tu as peur que je ne t’envoie des duretés ; eh bien, non, je ne t’envoie que des baisers, que des caresses. Je voudrais pouvoir te faire parvenir une mélodie langoureuse pour te charmer, comme on fait aux enfants qu’on endort, ou un de ces bons parfums qui, tout en vous faisant mourir, semblent vous donner une vie nouvelle. Pourquoi, pauvre âme, ne veux-tu plus que je te dise que je t’aime ? C’est au reste là le sort des sentiments vrais, de n’être pas crus. Si j’avais posé, menti, exagéré, tu n’aurais peut-être pas en ce moment tous ces doutes qui te rongent. Je ne sais que te dire ; j’ai peur à tout mot de faire saigner ton pauvre cœur sur lequel je pose le mien. Mais est-ce que j’ai l’air d’un homme qui ment ? Si je ne t’aimais pas, est-ce que je t’enverrais des lettres comme les miennes où je te dis tout, tout ? Je soignerais mon style, j’arrondirais mes périodes ! Non, tu ne crois pas ce que tu dis toi-même. C’est l’ennui, le désir, le malheur de la vie enfin qui te fait dire tout cela. Est-ce que tu ne me connais pas maintenant ? Il est vrai que je ne suis pas si facile à connaître. Est-ce que tu n’es pas sûre de moi ? Moi je le suis de toi, de ton présent, de ton avenir, de ton passé même. T’ai-je fait seulement une question sur ton passé ? Qu’est-ce que cela m’importe ? Je le prends avec le reste sans m’en soucier ; je ne suis jaloux de rien, de personne. Je pense à toi à toute heure du jour. Ton image me sourit, m’accompagne, m’entoure, je m’endors avec. C’est elle qui me réveille ; elle colore ma journée d’un reflet rose et doux. Si tu avais compté trouver en moi les aigreurs des passions adolescentes et leur fougue délirante, il fallait fuir cet homme qui s’est déclaré vieux d’abord et qui, avant de demander à être aimé, a montré sa lèpre. J’ai beaucoup vécu, Louise, beaucoup. Ceux qui me connaissent un peu intimement s’étonnent de me trouver si mûr, et je le suis plus encore qu’ils ne le pensent. Il y a encore trois mois, je pensais que j’en avais fini avec les passions, et j’avais de bonnes raisons pour le croire. Et tu crois que je n’ai eu pour toi que le caprice passager qui vous pousse à lever la première jupe venue dont on ne connaît pas la doublure ! Plus haut ou plus petit, je ne suis pas un homme comme tout le monde, et il ne faut pas m’aimer comme on aime tout le monde. On m’a donné tour à tour, dans le public, mille qualités diverses, mille vices grotesques. Toutes ces sottises avaient un point d’appui vraisemblable. Quand on ne regarde la vérité que de profil ou de trois quarts, on la voit toujours mal. Il y a peu de gens qui savent la contempler de face. Tu fais comme tous ceux-là toi ! Eh bien ! sache-le donc, quand même tu voudrais ne plus m’aimer, tu m’aimeras toujours, va, malgré toi, et j’en suis fier. Il n’y a pas de brûlure sans cicatrice. Ça restera puisque ça reste en moi. Fussions-nous dix ans sans nous revoir, nos atomes s’attireront dès que nos corps se frôleront ; nos âmes se mêleront quand nos lèvres se toucheront. Te souviens-tu de la nuit de Mantes ? Te souviens-tu d’un cri de surprise que tu as jeté à un moment ? étonnée que tu étais de la force humaine. Tu n’avais pas rêvé, disais-tu, que l’amour allât jusque-là… Était-ce de la débauche ? Pourtant, qu’était-ce donc ?

Maintenant si je te dis que je reste calme, que mes sens ne me tourmentent plus, tu t’irrites et tu m’accuses de froideur. C’est que j’ai fait depuis longtemps l’éducation de mes nerfs. Quelquefois ce sont [eux] qui se fâchent et de là résulte le désordre de la machine. Ainsi, tout enfant, j’étais très poltron ; je tremblais dans l’obscurité et j’avais des vertiges pour monter à une échelle. Dès la première année de collège, je m’échappais la nuit pour aller rôder tout seul dans les cours, où je crevais de peur ; les jeudis, j’allais dans les clochers des églises et je me promenais sur les balustrades, au risque de me casser le cou ; tout cela pour devenir brave, et je le suis devenu. C’est ainsi que je me suis habitué à porter le vin, les veilles, la continence la plus excessive et des jeûnes très longs. Pour le sentiment, il m’est advenu la même histoire. Avant la mort de mon père et de ma sœur, j’avais assisté à leur enterrement, et quand l’événement est arrivé, je le connaissais. Il y a peut-être aussi des bourgeois qui ont pu dire que je paraissais peu ému, ou que je ne l’étais pas du tout. Cesse, à propos de bourgeois, tes plaisanteries sur les héritières de céans. Me prends-tu donc pour un être si sot que je tienne à l’estime de mes concitoyens et que j’ambitionne leurs filles ? J’espère bien jamais de la vie ne me marier, et, si tu le veux, j’en fais ici le serment. Je t’en donnerai les raisons quand tu voudras. Il fut un temps où j’avais tant besoin d’argent que j’aurais épousé n’importe quoi. Maintenant que je suis devenu plus philosophe, je n’épouserai pas pour un million n’importe qui. Ma cupidité a fini par faire de moi un homme très peu soucieux de la fortune. C’est dommage ; j’aurais une belle figure dans mon palais et j’aurais protégé les Arts. Mais je sais que tu n’aimes pas à ce que je t’entretienne de ces idées. Ma mère est, là-dessus, comme toi. Il est drôle que ce soit justement ce que j’aime qui déplaise à ceux que j’aime. C’est encore là une bénédiction de mon esprit ; quand il veut offrir des roses, il ne donne que des chardons.

Adieu ma belle maîtresse, un grand baiser pour vous faire passer toutes vos folies.

Je ne te parle pas de la commission, puisque tu me blâmes de me mettre à couvert sous ces retards et de m’en faire un bouclier contre toi, ni quand je viendrai pour mes affaires. D’abord je n’ai pas d’affaires à Paris si ce n’est toi.