Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0148

Louis Conard (Volume 1p. 337-340).

148. À LA MÊME.
Dimanche matin, 11 h. [27 septembre 1846.]

Enfin, le quatrième jour, je reçois une lettre. Je croyais que c’était un parti pris pour me tenter et pour voir qu’est-ce que je ferais ? Tiens, pendant que j’y pense, que je te donne de suite un conseil. Ne confie ton secret à personne, et, pour les lettres, ne te fie pas plus à ta couturière qu’à tout autre. On est toujours trahi par ces gens-là tout aussi bien que par vos amis. Quoique ce soit une course épouvantable que d’aller rue Saint-Jacques, cela vaudra mieux, cela sera plus sûr. Tu iras tous les deux jours (dans chaque lettre je t’annoncerai positivement le jour où la suivante arrivera à Paris). Retiens cette grande maxime, ma chère enfant : « La défiance est la mère de la sûreté ». — Tu t’étonnes que j’aie si bien jugé le Philosophe sans le connaître ? C’est que j’ai déjà, quoique je n’en aie pas l’air, quelque expérience des choses. Tu n’as pas voulu le croire, quand je te l’ai dit dès le premier jour. Je suis mûr, mûr avant l’âge c’est vrai, parce que j’ai vécu en serre chaude. Je ne me pose jamais en homme qui a de l’expérience, ce serait trop sot ; mais j’observe beaucoup et je ne conclus jamais, moyen infaillible de ne pas se tromper. J’ai retourné et j’ai joué par-dessus la jambe, dans une affaire personnelle, des diplomates illustres, ce qui m’a donné un dégoût profond de leur capacité !

La vie pratique m’est odieuse ; la nécessité de venir seulement s’asseoir à heures fixes dans une salle à manger me remplit l’âme d’un sentiment de misère. Mais quand je m’en mêle (de la vie pratique), quand je m’y mets (à table), je m’y entends tout comme un autre. Tu voudrais me faire connaître Béranger ; je le désire aussi. C’est une grande nature qui me touche. Mais il y a, je parle de ses œuvres, un malheur immense, c’est la classe de ses admirateurs. Il y a des génies énormes qui n’ont qu’un défaut, qu’un vice, c’est d’être sentis surtout par les esprits vulgaires, par les cœurs à poésie facile. Béranger, depuis trente ans, défraye les amours d’étudiants et les rêves sensuels des commis voyageurs. Je sais bien que ce n’est [pas] pour eux qu’il écrit ; mais c’est surtout ces gens-là qui le sentent. D’ailleurs on a beau dire, la popularité, qui semble élargir le génie, le vulgarise, parce que le vrai Beau n’est pas pour la masse, surtout en France. Hamlet amusera toujours moins que Mademoiselle de Belle-Isle. Béranger, quant à moi, ne me parle ni de mes passions, ni de mes rêves, ni de ma poésie. Je le lis historiquement, car c’est un homme d’un autre âge. Il était vrai dans son temps, il ne l’est plus pour le nôtre. Son amour heureux, qui chante si joyeusement à la fenêtre de sa mansarde, est pour nous, jeunes gens d’à présent, quelque chose de tout étrange ; on admire ça comme l’hymne d’une religion disparue, mais on ne le sent pas. J’ai vu tant d’imbéciles, tant de bourgeois étroits, chanter « ses gueux » et « son Dieu des bonnes gens », qu’il faut vraiment que ce soit un grand poète pour avoir résisté dans mon esprit à tous ces ébranlements prodigieux. Ce que j’aime pour ma consommation particulière, ce sont les génies un peu moins agréables au toucher, plus dédaigneux du peuple, plus retirés, plus fiers dans leurs façons et dans leurs goûts ; ou bien le seul homme qui puisse remplacer tous les autres, mon vieux Shakespeare, que je vais recommencer d’un bout à l’autre et ne quitter cette fois que quand les pages m’en seront restées aux doigts. Quand je lis Shakespeare je deviens plus grand, plus intelligent et plus pur. Parvenu au sommet d’une de ses œuvres, il me semble que je suis sur une haute montagne : tout disparaît et tout apparaît. On n’est plus homme, on est œil ; des horizons nouveaux surgissent, les perspectives se prolongent à l’infini ; on ne pense pas que l’on a vécu aussi dans ces cabanes qu’on distingue à peine, que l’on a bu à tous ces fleuves qui ont l’air plus petits que des ruisseaux, que l’on s’est agité enfin dans cette fourmilière et que l’on en fait partie. J’ai écrit autrefois, dans un mouvement d’orgueil heureux (et que je voudrais bien retrouver), une phrase que tu comprendras. C’était en parlant de la joie causée par la lecture des grands poètes : « Il me semblait parfois que l’enthousiasme qu’ils me donnaient me faisait leur égal et me montait jusqu’à eux[1]. » Allons, voilà mon papier plein et je ne t’ai pas dit un mot de ce que je voulais te dire. Il faut que j’aille à Rouen (mes agréables parents m’y font aller souvent, encore 15 jours comme ça ; ce sont des promenades perpétuelles. Molière a oublié une espèce de fâcheux, c’est le Parent), pour réclamer au chemin de fer un fauteuil que l’on m’envoie de Paris. C’est un grand fauteuil pour écrire, à dossier élevé, genre Louis XIII, en maroquin vert et en bois tourné. Je l’étrennerai demain en t’écrivant. Allons, ma vieille, tu t’es encore fâchée de ce que je t’ai dit sur la Saint-Sylvestre. Je t’avais dit cela tout bonnement pour te divertir. Je suis bien peu perspicace envers toi, à ce qu’il paraît. Ma science croule devant les femmes. Il est vrai que c’est un chapitre où la ligne suivante vous prouve toujours que l’on n’a rien entendu à la précédente.

Mille baisers sur ta bouche rose à la Mignon.


  1. Voir Novembre, œuvres de jeunesse inédites, t. II, p. 173.